RESEAU

lundi 11 janvier 2016

Printemps '76

Les disques sont là. Ceux de la vraie "Generation" dont parlent les Who : le rock dans toute son amplitude 65/75, l'après Presley, la British invasion, le Surf, le Garage, le Progressif, le Hard, le Free, le Glam, le Protopunk... Stones, Who, Stooges, Beach Boys, King Crimson, Tangerine Dream, Pink Flyod, Time Machine, Blue Oyster Cult, Led Zeppelin... pour ceux dont je me souviens... et Bowie.
Graphismes hallucinés, maquillages grotesques, silhouettes féminines... bouche déformée oppressante du "In the court of the King Crimson", que je retrouverai 30 ans plus tard posée sur le petit poitrail tendance d'un DA stagiaire de Publicis Soleil, motif devenu purement décoratif, fortement dérangeant en 1976, comme le visage de David Jones...



J'ai 11 ans et des poussières, je suis seul dans la maison et je fouille.

Cette pièce froide, carrelée comme un décor de film américain des années 40 dont la télévision m'a gavée -noir et blanc de l'écran sur noir et blanc des sols glacés, m'intrigue et m'attire...
La porte refermée pose un silence sec et léger sur mon indiscrétion. Mon père, décorateur, pas encore architecte, s'est occupé lui-même d'agencer cette maison bourgeoise marseillaise des années vingts. Elle a été louée un temps à l'équipe du commandant Cousteau en attente de Calypso. La pièce recèle d'ailleurs de petites boites cloches en plastique au couvercle jaune caractéristique contenant une vingtaine de "diapositives" où l'on peut voir le pont du fameux bateau, les préparatifs à la plongée, la mer, les mouettes... 
C'est lui donc, qui a restructuré l'étage de cette maison qui ne devait être avant qu'une vaste pièce où l'on entrait à l'est par une petite veranda rectangulaire, qui recevait sa lumière de deux grandes fenêtres au sud et se terminait à l'ouest par un balcon à la balustre en briques rouges sur laquelle ma mère étale ses grands patchworks colorés avant le départ pour la rue du Faubourg Saint-Honoré.
Délimitée par un long couloir couvert de moquette bleue et un système de cloison en plâtre et de portes alvéolées en bois à la légèreté incongrue, il se compose à présent de trois chambres, une salle de bain, un dressing, un petit bureau et enfin, subsistant dans son état originel, cette mystérieuse pièce devenue débarras, sas d'entreposage entre la vraie vie et ce qui va bientôt y entrer, ou qui vient d'en sortir, ou qui n'y trouve pas sa place : cadeaux de noël déjà achetés pas encore emballés, vêtement hors saison, machine-outils diversement encombrantes, stock temporairement remisé là, cartons scotchés...

Et soudain :"Rock'n'roll suicide", 45 tours présage RCA France 1975.

Les yeux mi-clos, le visage fardé, le rouge à lèvres, les dents d'un animal, l'étrange marque ronde sur le front et les cheveux drus orange cuivré, le punk avant le punk, le mime après le mime, le glamour aux pommettes et le col "Mao" d'un vêtement de plastique, le titre oxymore et le nom en lettres roses. David Bowie a 27 ans, il est seul, ne représente rien de connu, ni rêve américain, ni groupe à groupie, il est transitoire, transexuel, translucide... en transmutation permanente. Créature d'un ailleurs qui se trouve après. Il va mettre la musique dans chaque instant de ma vie et l'éthique "rock" au fronton des choses. Ce n'est pas une idole, mais une icône dont même la couleur des yeux est en contradiction. Une icône en devenir qui vit de sa propre destruction.

En fait, le disque n'est pas tout seul, et les deux piles sont bien visibles à l'entrée de la pièce, visiblement non dissimulées, comme auraient pu l'être tout autre chose ne devant pas être vu ou découverte. Mon oeil exercé, scannant rapidement les lieux, fort d'une technique éprouvée de l'instant volé, les a vite repérées : les disques m'ont en fait littéralement sautés aux yeux! 
Trouvaille d'importance, je viens de m'acheter mes premiers grands vinyls : Ennio Morricone, et les Beatles, "Oldies but Goldies », seul Best Of officiel. Je connais le prix de ces merveilles.
A Chatham, l'été dernier, j'aurais bien pris le "Black and Blue" des Stones, tout juste pressé... mais j'ai finalement claqué mes "bloody pounds" pour des équipes anglaises de Subbeteo, Leeds United, Sheffield Wednesday... à faire baver mes copains de Marseille Sud Olympique !

Il y a là une cinquantaines de 33 et autant de 45. Je ne les connais pas, ils n'appartiennent pas à mes parents. Rapidement, je remarque au dos des pochettes, l'indice majeur, une signature,  « DALMON », plus rarement PHILIPPE DALMON, le nom de mon grand demi-frère, écrit à la main. Voilà, les disques sont à lui. 

Comment sont-ils arrivés là? Les a-t-il déposés lors d'un de ces nombreux déménagement, changement de direction, rebondissement de vie ? Où est-il aujourd'hui ?
Mon frère, un mystère né 6 ans avant moi, d'une autre femme. Il est d'un autre monde où la musique est d'un autre genre, où le danger et le sexe semble plus présent. Il doit avoir 18 ans maintenant et je crois qu'il vient de s'engager dans l'armée ou de déserter l'armée? 

On ne me dit pas tout. J'ai 11 ans.

J'entend ma petite sœur qui parle à Migoi et Zibu ses amis transparents. J'entrouvre la porte, emprunte le couloir bleu, me lave les mains dans la salle de bain au murs tendus de skaï vert, et me précipite dans ma chambre jaune rêver au son de disques noirs pleins de rockstars roses.

It was some colors of my seventies...

Chabestan, 12 novembre 2012.


1 commentaire:

  1. Quel est le titre du recueil de chroniques (dont celle-là)relatant tes rencontres, en des âges perdus... et retrouvé ? Il semble que ce soit ton passage sur les autos-tampons, à la foire de tes années anciennes ? En tout cas, à suivre.

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