RESEAU

mercredi 30 avril 2014

Brautigan Contest Courts #01

LE CERVEAU D’ALBERT

Sur le moment, je n’ai pas tout compris. J’ai su bien plus tard avoir assisté à la plus grande découverte du siècle. Jusqu’à ce jour, je n’en avais parlé qu’à bouche cousue.
Pourtant, le destin de l’humanité prit un virage décisif au cours d’une partie de pêche ordinaire.
La veille, nous avions cherché un endroit propice. Entre la clue et l’embranchement des deux rivières, la petite et la grande. Albert, tout en marchant, m’avait expliqué que son cerveau n’était pas commun. Il affirmait avoir dans sa tête l’exacte copie de notre région... la réplique en petit.
Un grand sillon qu’il appelait, lui, la scissure de Sylvius s’enfonçait, large et profond, dans les circonvolutions de la montagne. Nous, on croyait que la vallée montait tout simplement vers le haut du massif, mais pour Albert, elle allait du front au sommet du pariétal. Elle commençait à Sisteron, bifurquait à Serres. Puis elle grimpait jusqu’à Lus, en plein ciel.

« Et c’est une zone utopique, disait-il, ce qui devrait me permettre, grâce à cette surface plus large qu’à l’ordinaire, d’avoir un meilleur raisonnement abstrait, tu comprends ?
— Non, pas du tout. Tu veux dire que ta cervelle et le paysage, c’est pareil ?
— Exactement. Il suffit de regarder.
Il dit encore, après réflexion :
— Par contre, si j’en crois les savants, ma région du langage se réduirait d’autant ?... C’est cela : plus je réfléchis, plus je parle court ; plus je monte vers le sommet et moins je sais le dire. 
J’ignore s’il dormit beaucoup cette nuit-là. Toujours est-il qu’à l’aube, il décida d’aller provoquer le poisson dans la courbe où l’eau prend de la vitesse sur les rochers épars.
A partir de cet instant, sa parole se raccourcit de phrase en phrase. Je le suivis en silence.
Nous arrivâmes sur cette berge où les pins assoiffés descendent boire à la rivière. Il se mit à chanter :
« ... ainsi qu’un trait d’argent, la truite vagabonde... la mouche brille et passe, la truite peut la voir glissant à la surface... »
Sa courte canne à la main, il entra dans l’eau prudemment.
Je restais sur la rive et m’assoupissais, je l’avoue, le nez dans la résine d’un jeune arbre. Un petit cri m’éveilla. Au milieu du courant, dans l’eau jusqu’à mi- cuisses, Albert moulinait. Un sourire pincé lui venait aux lèvres que l’on ne voyait pas. Sa moustache en balai-brosse cachait son inquiétude. Elle lui donnait un air plus vieux, alors qu’il avait à peine vingt-trois ans. Il ferra sec et se battit aussitôt. Il tira, peina, déroula, enroula, hésita... l’épuisette ou pas ? Vite... il lâcha du lest, s’acharna. Etait-ce la prise de sa vie ? L’énorme au bout du fil ? Une truite lacustre, une saumonée ? Glop ! Gloup ! Flop ! La bête s’éloigna, plongea, revint à la raison, s’abandonna.
Albert sortit enfin, à force de courage, au péril de glisser et de se noyer... gros comme un petit doigt, un bébé de truite, un alevin presque.
Je pensais qu’après une telle bataille, la déception devait être grande. Comme s’il lisait en moi, mon ami murmura :
— C’est relatif.... Tout est relatif !
La Fédération, cette année-là, limitait la taille des prises à plus de dix-huit centimètres. Il était raisonnable de rendre le monstre aux affres de la vie.
— Le rejeter... oui. Mais vois-tu, si je tire un poisson, je tire une leçon.
Et comme je restais couac telle grenouille bouche ouverte,
Albert de m’expliquer :
— Suppose... Une truite au repos pèse un kilo. Son énergie dans le courant quand elle se met à poursuivre la mouche... lui vient de son poids multiplié par la vitesse de sa nage, de son mouvement... le mouvement, mais qu’est-ce ? ... Un éclair... la mesure du temps.
Ce pauvre Albert ! Je me demandais alors s’il perdait la raison. Il tirait la langue. Il arpentait la rive, d’un arbre à l’autre. Tantôt il fredonnait « Voyez au sein de l’onde, ainsi qu’un trait d’argent » Tantôt : « ... tenant l’appât trompeur, voici l’adroit pêcheur. » Pauvre Albert qui délirait en termes de lumière, de vitesse, de puissance et de poids du poisson.

Je crus un instant qu’il atteignait les limites de la raison. Il me tapait sur l’épaule d’un air joyeux : 
« Je formule, je formule... répétait-il. » Et vers l’entrée du village, il jeta notre matériel dans un fossé... les limites de la raison ? C’étaient les limites de l’univers.
Il joignit ses mains vers le ciel et s’écria :
— E = mc2 !
Jacques D.
Marseille,
Bouches-du-Rhône.

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