RESEAU

vendredi 18 avril 2014

"Mai", je vais l'appeler... "Mai"


Du chemin de fer partent deux routes. L'une rejoint bêtement le village, l'autre monte, Dieu sait où...
Une épingle à cheveux, une barrière, un portillon. Les platanes, dans ce lieu béni, sont taillés comme pour la parade. Le goudron s'étale, arrogant. Tourner à gauche. Un hall, une porte vitrée, un interphone.
La version moderne du couvent.
Le grand abbé est une abbesse : Chaussures en plastique rose, costume blanc de rigueur, sauf la cornette.
"Vous voulez voir quel saint ?"
Je dis que je sais pas, que je vais voir.
Les auréoles sont bien rangées, accrochées aux fauteuils roulants, à côté des dentiers égarés. Les saints ont des regards d'enfants, ils brassent l'intemporel avec les couches Téna.
Je choisis au hasard :
" Celui là !
- Marcel ?
- Marcel !"
Et je prie... "Saint Marcel, accordez moi, du plus haut des cieux, votre aide ponctuelle et plus s'il le faut... Qu'allons nous trouver à nous dire ?"

Mystique et thérapeutique, j'entre dans les ordres du Saint Hospice.
Dix pas, une errance métaphysique... et là, des oiseaux, des oiseaux partout. Rien à voir avec le Saint Esprit, Marcel est un passionné. Un ornithomateur. Son coeur est une verte forêt noire, il a des nids dans les cheveux, des oeufs fragiles entre ses doigts. Qu'il tord. Griffes légères, pas encore déshabituées d'épouiller la terre pour subsister, Marcel était agriculteur.
Au bout d'un quart d'heure, (présentation, congratulations, pas de références, juste la vie..), les premières vraies confidences :
" La soupe n'est pas si mauvaise, le vin dilué donne des couleurs... le temps passe sans rides... j'ai jamais voulu de cages... j'étais pour la liberté. Ce jour là, je ne sais plus quand, j'ai seulement eu envie de faire un tour de vélo. Et je suis tombé."
Marcel a des sourcils de vieux hibou, froncés par les souvenirs qui s'enfuient. Ses yeux clairs ne cillent pas, à peine si un nuage d'été passe dedans, de temps en temps.
L'air sent la soupe et le désinfectant, odeur mélancolique de vie et de cendres.
C'est l'effervescence d'avant le repas, minuté, distribué, avalé, équitable. Equi-tables. De quatre ou de six, chacun sa place et sa serviette.
Il n'est que onze heures...
Par la fenêtre ouverte, un rideau s'envole.
Comme une aile.
C'est le déclic.

Pas de mots mais une belle histoire de regards : en allant vite, le vieux peut se faire kidnapper.
Je selle la mule. Cale-pieds, tricot, mouchoirs. Des fois qu'il pleure.
Un coup d'oeil aux anges blancs. Occupés.
Ni vus ni connus, objectif la porte vitrée. Maintenant, j'ai le code. Très facile à retenir, juste impossible à composer pour un mec en fauteuil roulant.
La liberté.
Je pousse l'engin sur la pelouse et implore :
" Mon Dieu, faites voler quelque chose de GROS. Une buse ou un milan. Faites des cercles dans le ciel, ajoutez-y un cri peut-être. OUI, UN CRI..."
Les roues s'enfoncent dans la terre meuble. Ne pas penser au vélo.
Marcel frissonne, renverse la tête, passe les doigts dans ses cheveux mal coupés.
Le vélo, c'était il y a trois ans et demi, la culbute dans un fossé, avec Marcel dessus, qui, du coup, n'y était plus. Des flots de soleil hivernal se déversaient sur la digue, le verglas, une petite plaque, il n'y avait eu que le chant des pneus.
Quand on l'a trouvé, il serrait contre son coeur qui s'obstinait le journal et le pain. Affalé contre la roue avant, il avait eu "une attaque."
Il s'est réveillé à l'hôpital, un halo de médecins autour de lui, pas de famille, que des oiseaux, plus de vélo.
Les jours s'écoulaient comme des semaines.
" Comment vous croyez que je me sens. Bien. Merveilleusement bien !" hurlait-il aux infirmières et aux kinés.
Seulement la deuxième attaque est arrivée: le côté droit cette fois. Pas très forte mais quand même... Heureusement, Marcel pouvait parler, alors il a été transféré.

Il rajuste son écharpe de sa main valide, se gratte la poitrine et me demande :
" Est-ce qu'il y a autre chose que des chats, dehors ?
- Oui, des pies", je lui réponds.
" Alors, c'est pas grave, je prendrai un chat.
- Tu as le droit ?
- On verra bien... Mais y faut quand même que je sois rentré à midi, j'ai faim."
J'emmène le fauteuil à la chasse au chat. Y en a des roux, des tigrés, des tigrés roux, des blancs et roux tigrés... La consanguinité.
Si seulement j'avais emporté de la bouffe...
" On va se faire tuer," je dis.
" D'accord, je suis d'accord."
Marcel en repère un petit, tout seul, à trois roues à peine. Il lui plaît.
J'embraye.
Le pneu gauche a été le seul à partir, le droit est restée bloqué. Le chat s'est sauvé : retour à la Vraie Vie.
" On va faire les choses dans les règles. On va rentrer, on va demander et je te ramènerai un chat.
- Non, je veux ce chat là... "MAI", je vais l'appeler..."MAI"... ça ira pour une fille ou un garçon, et ça ressemble à MIAOU."
Mais Mai s'en fout.
L'heure tourne, il est midi moins le quart et la fugue va être découverte, je suggère:
" Ben appelle le, on verra bien."
" MAI, MAI, MAÏ, MAÏ, MIAOU.."
Que dalle.
Alors je ré-implore : " Mon Dieu, pas de buse, pas de milan, pas de trucs GROS. SURTOUT PAS DE TRUCS GROS. Juste un chat."
Mais pas de Mai.
En manoeuvrant le fauteuil dans la pelouse, je coince l'écharpe de Marcel, qui s'étrangle et rigole.
"Allons, viens, si c'est pas Mai, ce sera Juin, j'ai faim !"
Retour à l'exil.
Sur la porte vitrée, des cercles concentriques reflètent l'auréole.
Lentement, délibérément, l'équipage rentre au bercail.
Marcel serre les dents, baisse la tête comme un coureur et me demande :
" Alors, le code, c'est quoi ?"


6 commentaires:

  1. vous êtes une artiste, une vraie! c'est tellement vrai...

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  2. poignant, émouvant et quels traits d'humour bien à propos... Congratulations !

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  3. merci pour cette parenthèse de b'est très beau et très émouvant. ENCORE!

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  4. rectificatif: merci pour cette parenthèse de bonheur ...

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  5. Je vois tes neurones qui s'enflamment... et franchement je crois que le feu couvait depuis tout le temps pour s'improviser oxygène et t'habiller de Kevlar. Tu es fête pour ça, de plus en plus et sans limites à mes avis t'attend l'épiphanie ! Continue, Naïs.. Qui que tu sois, le gracieux est en toi.

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  6. Superbe, mélange d'humour et de tendresse.
    Quel brave homme que cet "enfant" de la montagne que tu as connu et que j'aurais aimé connaitre.

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