RESEAU

mardi 22 avril 2014

Mortimer, Morty pour les intimes

Certains affirment que c'était LE noël du siècle : vingt-quatre décembre mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf.
Montparnasse by night, cinquante-sixième étage, deux-cents mètres au dessus des cartons qui ondulent pour dormir : le noël des clodos.
Des mois interminables passés à déterminer si le pinard est moins cher à Leader-Price ou à l'arabe du coin de la rue, qui fait crédit. A savoir si les douches de la gare de Lyon sont praticables ou trop touristiques... Madame pipi est intraitable.
De l'odeur chaude et ferrugineuse du métro, il n'y a que dix mètres.
Et trente- huit longues secondes...
" Putain... Non, pardon, moi c'est Joël, mais j'ai le cœur qui décolle et qui a du mal à retrouver ses artères..."
......La Visite Panoramique de la Tour Montparnasse... C'est sûr, le patron doit être un philanthrope taré ou il a besoin de pub... Merde que c'est beau !.... Y a des tables, blanches comme la neige du Père Lachaise, sur la tête de l'ange, là où on peut pas piétiner... Y a des verres... Y z'ont pas rigolé, deux par tête de pipe, y aura pas que du jus d'orange... Et puis la vue, c'est carrément dément... Salope de station de métro, ce qu'on est haut...

J'avais le profil, d'après eux : Un copain artiste, un boulot dans l'humain ( j'étais animatrice dans une maison de retraite), j'avais le droit d'être bénévole.
Le copain artiste, caricaturiste, mettrait de l'ambiance, moi je mettrai de la bouffe dans les assiettes.
 "Attention avec le vin, c'est la fête, mais comptez les verres. Vous devrez danser aussi, vous savez danser la valse ?
 - Non... Plutôt si, mais seulement quand je fais le mec... grâce aux mamies. Parce que vous savez, les papis, il en reste pas beaucoup.
- C'est pas grave, vous changerez de bras. Nous, c'est surtout des hommes."
Pourquoi la valse ?...
On verra avec le préposé à la sono.
On a vu. Cool l'entrevue, on n'a pas eu que les Roses Blanches.
On a dansé, on a bu, on a mangé. Du cochon mort avec gratitude, pomponné, parfumé. Du saumon tout content, qui nageait vers la frayère et les tranches de citron. Des bûches tout juste coupées, dégoulinantes de sève et de crème chantilly.
Y avait des potes à moi, des avec qui je faisais la causette le matin, devant le chapeau plein d'espoir. Je donnais plus de sous, à force, ça fait plus rien. Je partageais ma journée, y m'offraient la leur.
Je suis une pro de la manche aujourd'hui.

J'ai mal aux pieds, les sandales à talons, c'est class mais c'est pas super confortable en plein hiver. Et puis j'ai un peu bu moi aussi. En douce dans le verre de Joël, parce que j'avais pas le droit .... J'étais bénévole...
La fête est finie.
Cinquante six étages par groupes de dix. Trente-huit secondes. Un peu moins pour la descente ?
PAF, bienvenue à Bitume City et à la pluie du quatorzième, parce qu'il ne pouvait que pleuvoir en cette nuit bénie.
Nous en haut, on range, on absorbe, on digère la fiesta. Il ne faut  pas qu'il reste de traces pour les clients du lendemain. ( Mais quand même,  c'était vachement sympa d'avoir prêté la salle.)
On descend nous aussi. Trente-huit secondes, je compte.
On se retrouve en plein déluge.
Il est deux heures du mat, y a plus de métro et on n'a pas les sous pour un taxi. (On habitait, mon copain et moi, à Montrouge, la porte à côté... En juillet.)

L'eau fend l'air avec l'économie d'une pierre mais l'obstination d'un bélier. Sur les trottoirs, les ruisseaux font des concours. De la flotte jusqu'aux chevilles.
J'avais le nez dans les boucles de mes pompes quand j'entends : flic, floc...flic flic, floc... flic, floc... flic, flic floc... Et je vois passer un truc informe et laineux. Cinquante centimètres du sol, avec de vagues taches, des oreilles prêtes à mourir et une queue qui pend vers le souvenir : un chien qui essaie de démêler l'écheveau des odeurs, noyées sous deux pieds de bouillie. Visiblement, il n'y arrive pas.
Des voitures, un élan de voitures, phares qui galopent sur l'océan, rejettent leurs restes de fête et le chien.
" LE CHIEN, LE CHIEN !"  je crie.
Ça doit être une habitude génétique, mais même assommé, il relève la tête.
"Mais où tu vas, mon pote ? Qu'est-ce qui t'a fichu dans un pétrin pareil ?"
Pas de réponse, faut pas rêver, mais je dis à mon copain :" Tu vas voir qu'il va nous suivre..."
On ne saura jamais s'il s'était décidé pour une odeur particulièrement délicate et mouillée ou si on avait des gueules sympathiques, mais il nous a suivi.

Feux rouges.
Le chien attend.
Feux verts.
"Allez, on y va !"
Moutonnement de poil trempé, qui ondule et obéit.
Je gamberge. On va en faire quoi, de l'animal ? Dans nos dix-huit mètres carrés ? Douches à l'étage ! Et on a même pas de quoi lui donner à bouffer...  Si, on a du lait et le bocal de foie gras offert par le cuistot de la maison de retraite...
D'avenues illuminées en ruelles louches, de ruelles louches en passages obscurs, le chien suit. Le chien rit. Babines qui doivent être roses sur des crocs plus très jeunes.
On traverse le quatorzième sur un hovercraft.
Porte d'Orléans, ça devient costaud. Les rues sont reliées entre elles par des passages piétons qu'il est vivifiant de respecter. Surtout la nuit du vingt-quatre au vingt-cinq.
Le chien précède maintenant, c'est formidable. Il doit sentir sur nos tronches comme un air de soupe nocturne.
Le périph.  La rue Gabriel Péri.
Le code. L'escalier.
L'animal se jette sur le clic-clac. Dégoulinades marronnasses sur le design un peu off de la housse.
Y faut lui donner à bouffer. Et le laver.
Il aime le lait, il aime le foie gras, dilué dans un reste de soupe « Saveurs d'ailleurs, un tour en Inde. »
Je fais frire des lardons sur la plaque chauffante en fin de vie pour l'attirer vers la porte.
Un lardon : le couloir.
Un lardon : l'escalier.
Un lardon, le bleu écaillé de la porte des douches.
Pour de vrai, il est blanc. Avec trois tâches fauves sur les oreilles, le dos et vers la queue. Qui frétille maintenant, éclabousse partout. Mon copain panique : " Fais gaffe, c'est des douches communes !"
" Mortimer  !" (Ce nom m'est venu comme ça)
" Mortimer ! Sage ! On n'a plus de lardons mais t'auras encore du foie gras..."

Le lendemain, on a téléphoné à la S.P. A au service des tatouages. (On  avait trouvé un numéro, perdu dans une grande oreille). Ça répondait pas. Trêve des confiseurs.
Du coup, il a fait avec nous les rues enfiévrée par le nouvel an du millénaire. Il a pu gueuler avec les cabots du coin.
Le deux janvier, bingo, on nous a donné un numéro de portable.
Dring... Appréhension. Dring... Espérance. Dring... Appréhension.
Ça décroche :
" On a un chien qui doit être le vôtre. On l'a trouvé la nuit de Noël, Gare Montparnasse. Un Mâle. Un Beagle.
...............???
.....................!!!
- Ooooh, c'est incroyable ! Je n'osais plus espérer de nouvelles : j'habite Nantes... Mon chien est un fugueur, il a du prendre le train tout seul. Vous savez, il traîne souvent autour de la gare..."
On a gardé Mortimer trois jours encore, le temps pour sa maîtresse de s'organiser.
En fait, il s'appelait Oscar.






3 commentaires:

  1. encore!!!! c'est envoutant, captivant, rivale de grands auteurs.... à quand le Roman??

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  2. Une analyse très fine des situations et des sentiments
    Une émotion constante....Bravo

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  3. Oui, c'est vrai que c'est bien vu. Que Noël peut être triste pour certains.

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