Poète et dramaturge allemand, Bertold Brecht (1898-1956), adversaire au régime nazi, s'exile en 1933. Ses oeuvres sont interdites en Allemagne.
Son exil le conduit en France, puis au Danemark, en Finlande, en URSS et finalement aux Etats Unis où il séjourne jusqu'en 1947.
Militant antifasciste convaincu et engagé, il publie de nombreux poèmes politiques de circonstance.
LA CROISADE DES ENFANTS 1939
En l’an trente-neuf, en Pologne,Il y eut un combat d’enfer
Qui de nombreux hameaux et villes
Ne laissa plus rien qu’un désert.
La soeur alors perdit le frêre,
La femme le mari ; I’enfant,
Entre les flammes et les ruines,
Ne retrouva plus les parents.
Plus rien n’est venu de Pologne,
Rien au courrier, rien au journal.
Mais il court une étrange histoire
Dans tout le monde oriental.
C’était à l’Est, un soir de neige,
Dans une ville on raconta
De quelle manière, en Pologne,
Une croisade commença.
A petits pas, par maigres troupes,
Des enfants affamés allaient,
Rencontrant dans les bourgs en ruines
D’autres enfants qu’ils emmenaient.
lls voulaient fuir, fuir ces batailles,
Ce cauchemar, fuir à jamais,
Ils voulaient un beau jour atteindre
Un pays où règne la paix.
Un jeune chef marchait en tête,
Ce qui leur donnait de l’entrain.
Mais grande était son inquiétude :
Quel chemin ? Il n’en savait rien.
Une enfant de onze ans traînait
Un de quatre ans, mais elle avait
Tout d’une véritable mère,
Seul manquait un pays en paix.
Un petit Juif était du nombre,
Il portait un col de velours,
Toujours nourri de pain très blanc,
Il tenait bon au long des jours.
Du nombre aussi étaient deux frères,
Tous deux stratèges de génie,
Ils forçaient des cabanes vides,
Seule les en chassait la pluie.
Et dans la campagne, à l’écart,
Marchait un malingre au teint gris.
Il venait, tare épouvantable,
D’une ambassade des nazis.
Un jeune musicien trouva,
Au fond d’un magasin détruit,
Un tambour, mais qu’il ne put battre,
Car le bruit les aurait trahis.
Et les accompagnait un chien,
Pour le tuer on l’avait pris,
A présent fallait le nourrir,
Nul n’ayant pu prendre sur lui.
Il y eut un maître d’école,
Un élève qui s’appliquait,
Qui sur la carcasse d’un tank
Ecrivit presque le mot paix.
Il y eut aussi un concert.
Un torrent faisait tel fracas
Qu’au bord on put battre tambour,
Sans que personne entende, hélas.
Il y eut aussi un amour.
Elle douze ans, lui trois de mieux.
Au milieu d’une ferme en ruines,
Elle lui peigna les cheveux.
Mais cet amour ne put survivre,
Il vint des froids beaucoup trop grands :
Comment pourrait fleurir la plante
Sur qui la neige tombe tant ?
Il y eut aussi une guerre,
Car une autre bande existait,
Guerre qui prit fin simplement,
Puisque rien ne la motivait.
On se battait autour des ruines
De la maison d’un garde-voie,
L’un des partis vit que ses vivres
Avaient fondu sans qu’il le voie.
A peine eut-il appris la chose,
L’autre parti leur fit porter
Un plein sac de pommes de terre,
Car ventre creux ne peut lutter.
Il y eut même un tribunal,
Par deux cierges illuminé,
L’audience n’alla pas sans mal,
Le juge enfin fut condamné.
D’un garçon au col de velours,
Se déroula l’enterrement
Et dans la terre le portèrent
Deux Polonais, deux Allemands.
Nazi, protestant, catholique,
Tous étaient là et pour finir
Parla un jeune communiste,
Des vivants, de leur avenir.
Foi, espoir, rien ne leur manquait,
Que la viande et le pain. Celui
Qui veut les accuser de vol
Leur a-t-il offert un abri ?
Et n’accusez pas l’homme pauvre
Qui ne les a point invités :
Pour cinquante il faut abondance
De farine et non de bonté.
Quand ils sont deux, ou trois encore,
On les accueille volontiers,
Mais devant un nombre pareil,
On referme sa porte à clé.
De la farine, ils en trouvèrent
Dans les décombres d’une ferme.
Une enfant mit un tablier,
Durant sept heures pétrit ferme,
La pâte fut bien travaillée,
Le bois pour le feu bien fendu,
Pas une miche ne leva,
Cuire le pain, nul n’avait su.
Ils se dirigeaient vers le Sud.
Le Sud, c’est quand il est midi
L’endroit où le soleil se trouve,
On marche alors tout droit sur lui.
Il y eut un soldat blessé
Qu’ils trouvèrent sous un sapin.
Pendant sept jours ils le soignèrent
Pour qu’il leur montre le chemin.
Puis il leur dit: Vers Bilgoray
Mais tant de fièvre le fit taire,
Au huitième jour il mourut
Et lui aussi ils l’enterrèrent.
Et les poteaux indicateurs,
Ceux qui restaient étaient couverts
De neige et n’indiquaient plus rien :
Tous étaient tournés à l’envers.
Ce n’était pas plaisanterie,
C’était pour raisons militaires.
Mais eux qui cherchaient Bilgoray,
En vain, en vain ils le cherchèrent.
Ils étaient là, autour du chef.
Loin dans la neige il regarda,
Puis tendit sa petite main
Et dit: Ça doit être là-bas.
Une fois, dans la nuit, ils virent
Un feu et partirent ailleurs.
Une fois passèrent trois tanks
Et des soldats à l’intérieur.
Une fois ce fut une ville
Qui leur fit faire un long détour.
Tant qu’ils eurent la ville en vue,
Ils ne marchèrent pas de jour.
Au sud de l’ancienne Pologne,
Dans le vent de neige et le froid,
On a vu les cinquante-cinq
Pour la dernière fois.
Quand je ferme les yeux,
Je les vois qui cheminent
Des ruines d’un hameau
Vers un hameau en ruines.
Je vois au-dessus d’eux, là-haut dans les nuages,
Des cortèges nouveaux, des cortèges sans fin !
Avançant avec peine au milieu des vents froids,
Ceux qui sont sans patrie et qui vont sans chemin,
Qui cherchent le pays en paix,
Sans tonnerre, sans incendie,
Tout autre que ceux d’où ils viennent,
Leur cortège grandit, grandit,
Et bientôt dans le crépuscule
Il ne reste plus identique :
Je vois d’autres petits visages,
Espagnols, français, asiatiques !
En Pologne, ce janvier-là,
Fut trouvé un chien vagabond
Qui promenait à son cou maigre
Une pancarte de carton.
Sur elle était écrit: A l’aide !
Nous ne savons plus le chemin
Et nous sommes cinquante-cinq.
Vous n’avez qu’à suivre le chien.
Si vous ne pouvez pas venir,
Chassez-le.
Ne tirez pas sur lui,
Lui seul connait le lieu.
C’était écrit par un enfant.
Des paysans l’ont lu.
Une année et demie est passée à présent.
Le chien est mort de faim.
Bertold Brecht
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