La cime du sapin s'incline, penche
dangereusement, emportée par le corps impatient juché au sommet,
rejoint l'autre cime qui oscille de même. Ballet aérien et bizarre,
vert et blanc de neige.
Cent-quatre-vingt-quatre ans à eux
quatre.
Cent-soixante-ans pour deux conifères, vingt-quatre ans pour deux mômes perchés.
Les horloges géantes luttent pour se
régler à la même heure : midi pile. Les gamins en haut
bataillent, à grands coups de cul dans le vide, pour harmoniser
leurs balançoires et réussir l'impossible : l'union des
aiguilles imaginaires dans les aiguilles de pin.
Tout ça pour pouvoir, le temps d'un
instant, se toucher les mains.
Le mois de mars dans le sud du massif
central.
Les « vacances d'hiver » de
la zone C.
« La colo-à-la neige ».
Ils sont arrivés en bus de leur région
parisienne, transis et frétillants, pour aller « faire du ski
de fond à la montagne ».
La montagne a ses humeurs :
crémeuse au nord, elle est vert pâle au sud. Un grand cône
vanille-pistache. Dur de faire du ski dans ces conditions, à moins
de porter les skis sur la moitié du parcours.
Ils en font quand même, dans l'ubac à
côté, un petit carré rayé par les traits rouges des pistes de VTT
de l'été.
Ils sont répartis en deux groupes :
le groupe des « Nuls », de ceux-qui-n'ont-jamais-vu-une
paire-de-skis-de-leur-vie et qui se prennent les arbres à chaque
tournant ; le groupe des « Bons », de
ceux-qui-savaient-déjà-mettre-leurs-chaussures-de-ski-tout-seuls et qui arrivent à tourner (et à descendre autrement que sur le derrière).
Paul-Simon fait partie des «
Bons ».
Naïs fait partie des « Nuls ».
Après, c'est devenu le groupe « A »
et le groupe « B ».
Après, la neige a fondu.
En attendant le renouveau de la couche
magique, ils font des randos.
Quatre heures du matin, Naïs se lève
en douce pour aller se laver les cheveux dans le lavabo « femmes »
du refuge.
Y a deux micro-salles-de-bain :
« Papa lavabo et douche», « Maman lavabo et douche ».
Elle veut pas réveiller tout le monde,
elle descend en catimini de son lit gigogne et tente de se
transformer en belle-de-nuit : elle veut être jolie pour
Paul-Simon.
Elle remonte se coucher la tignasse
encore mousseuse et trempée. Elle en met partout. Elle se dit :
« Pourvu qu'on croit pas que j'ai
pissé au lit ! »
Elle se lèvera avec une crinière de
lion (elle a pas refait ses tresses), mais Paul-Simon trouvera ça
très beau.
Ce matin, il NEIGE !
Beaucoup. Beaucoup trop pour sortir.
Naïs a bien fait de se laver les
cheveux.
Le refuge, c'est un grand dortoir de trente places avec lits superposés ( filles, garçons et monos mélangés ),
c'est une immense cuisine-réfectoire avec une cheminée.
Y a des bancs devant.
Paul-Simon et Naïs ont pris l'habitude
de s'asseoir face à face devant le feu et de rester immobiles, en se regardant les yeux dans les yeux. Sans ciller.
Paul-Simon toujours à droite, Naïs,
toujours à gauche. Ce qui fait qu'ils ont chacun une joue rouge et
cramée comme une pomme au four et l'autre, fraîche et dispose.
Naïs a des yeux marrons-cochon.
Paul-Simon a des yeux violets.
Naïs s'amuse à imaginer dedans des
orages, des nuages, des éclaircies. Elle y voit aussi les machines
volantes qu'il dessine.
Paul-Simon dessine des avions.
Partout, tout le temps.
Pas des Boeings, pas Le Concorde.
Des trucs anciens, des biplans, des
planeurs, des hydravions. Des engins cabossés et colorés qui
défient le CIEL et la VIE. Avec des moteurs compliqués sur des
cieux tourmentés.
Ce que Naïs désirerait le plus au
monde, c'est de pouvoir grimper dans l'avion des yeux de Paul-Simon.
Ça fait maintenant une semaine qu'ils
cuisent d'un côté.
Ça commence à jaser.
Ce matin, leur café au lait était
imbuvable : On leur avait versé la salière dedans.
« C'est ... pour les
amoureu...eux...
- C'est … pour les amoureu...
eux... »
Ils étaient AMOUREUX.
Ils décident d'en profiter.
Comme la neige fraîche était
impraticable pour skier, car trop poudreuse, le groupe « A » et le
groupe « B » iraient faire, respectivement, des sorties en raquettes et des igloos.
Paul-Simon, qui était dans le groupe
« A », a dit qu'il préférait faire des igloos.
Naïs, qui était dans le groupe « B »,
a dit qu'elle préférait faire des balades en raquette.
Ni vus ni connus, je t'embrouille.
Ils se sont donné rendez-vous à
quatorze heures à l'abreuvoir.
C'est pour cette raison qu'ils sont
tout seuls.
C'est pour cette raison qu'on les
retrouve dans les sapins, en train de jouer aux balanciers géants.
« Naïs...
- Ouaaaais...
- Naaaaïsss...
- Paul-Simoooonnn...
- Penche, penche !
- Je penche...
- Plus !
- Je peux pas, je vais me casser la
gueule !
- Y manque plus que quinze
centimètres...
- Au moins trente !
- C'est pas vrai. Accroche toi à
l'arbre derrière et pousse ! »
Naïs attend le rebond, s'agrippe de
toutes ses forces... Prend de l'élan...Et part.
Elle voit les doigts tendus de
Paul-Simon qui sortent du sapin, comme l'étoile en haut le jour de
noël.
Elle recommence.
Le rebond, l'arbre, la main.
Le rebond, l'arbre, la main.
Au cinquième essai, ils se touchent.
Les branches aussi.
Ça fait whhoootff... whhoootff...
whhoootff...
Dans les cœurs, ça fait boum...
Boum... boum...
Ils
volent des moments magiques. Des minutes et des secondes échappées au réel.
Trois après-midis.
Trois fois trois heures non
comptabilisées.
Une éternité.
Ils jouent aux horloges, ils passent
par dessus des clôtures, ils rencontrent des chiens méchants, ils
se sauvent, ils repassent les clôtures.
Ils ne se frôlent qu'au sommet des
arbres.
Ils se débrouillent pour être
toujours A L'HEURE au retour des groupes.
Leur combine marche jusqu'à la fin du séjour.
Au matin du départ, ils n'échangent même pas leurs adresses : c'était TELLEMENT évident qu'ils allaient se revoir.
La banlieue parisienne, c'est pas si grand.
Pendant un an, Naïs a écrit :
« Paul-Simon » sur ses cahiers, sur sa trousse et sur la
poche intérieure de son cartable.
Elle a gravé son nom au couteau sur
l'arc qu'elle s'était fabriqué avec du bois de noisetier.
Elle a imprimé : « Paul-Simon »
sur ses mollets. En frottant avec le bout soufré d'une allumette.
( C'était la mode au collège, ça
faisait de grosses croûtes qui laissaient des cicatrices-tatouages).
Sa mère l'a emmenée chez le docteur qui a mis de la pommade, y a
pas eu de cicatrices.
Elle connaissait juste le nom de la ville
où il habitait. A l'autre bout du département, à quinze
bornes, impossible à atteindre toute seule en transports en commun.
Et, de toutes façons, elle SAVAIT qu'elle le rencontrerait, comme ça,
au détour d'une rue.
Un jour.
Un jour, dix ans après, (Naïs
travaillait pour une boite parisienne), elle discute avec sa chef qui
habite la grande couronne. Elle s'aperçoit que cette dernière vient tous
les jours en RER de la même ville que LUI.
Elle demande :
« Tu connaîtrais pas un certain
Paul-Simon X, par hasard ?
- Ben oui...
- Il est où maintenant ?... Il est
qui ?... Il fait quoi ?...
- …......
- …...... ?
- Il est mort l'année dernière d'une
overdose. »
Un bel amour de jeunesse raconté avec la même pudeur que dans un grand nombre de tes textes. C'est ce qui fait ta force.J'aurais aimé pouvoir être en haut de l'arbre.
RépondreSupprimer