RESEAU

lundi 2 juin 2014

Resquiescat in pace

La cime du sapin s'incline, penche dangereusement, emportée par le corps impatient juché au sommet, rejoint l'autre cime qui oscille de même. Ballet aérien et bizarre, vert et blanc de neige.
Cent-quatre-vingt-quatre ans à eux quatre.
Cent-soixante-ans pour deux conifères, vingt-quatre ans pour deux mômes perchés.
Les horloges géantes luttent pour se régler à la même heure : midi pile. Les gamins en haut bataillent, à grands coups de cul dans le vide, pour harmoniser leurs balançoires et réussir l'impossible : l'union des aiguilles imaginaires dans les aiguilles de pin.
Tout ça pour pouvoir, le temps d'un instant, se toucher les mains.

Le mois de mars dans le sud du massif central.
Les « vacances d'hiver » de la zone C.
« La colo-à-la neige ».

Ils sont arrivés en bus de leur région parisienne, transis et frétillants, pour aller « faire du ski de fond à la montagne ».
La montagne a ses humeurs : crémeuse au nord, elle est vert pâle au sud. Un grand cône vanille-pistache. Dur de faire du ski dans ces conditions, à moins de porter les skis sur la moitié du parcours.
Ils en font quand même, dans l'ubac à côté, un petit carré rayé par les traits rouges des pistes de VTT de l'été.
Ils sont répartis en deux groupes : le groupe des « Nuls », de ceux-qui-n'ont-jamais-vu-une paire-de-skis-de-leur-vie et qui se prennent les arbres à chaque tournant  ; le groupe des « Bons », de ceux-qui-savaient-déjà-mettre-leurs-chaussures-de-ski-tout-seuls et qui arrivent à tourner (et à descendre autrement que sur le derrière).
Paul-Simon fait partie des «  Bons ».
Naïs fait partie des « Nuls ».
Après, c'est devenu le groupe « A » et le groupe « B ».
Après, la neige a fondu.
En attendant le renouveau de la couche magique, ils font des randos.

Quatre heures du matin, Naïs se lève en douce pour aller se laver les cheveux dans le lavabo « femmes » du refuge.
Y a deux micro-salles-de-bain : « Papa lavabo et douche», « Maman lavabo et douche ».
Elle veut pas réveiller tout le monde, elle descend en catimini de son lit gigogne et tente de se transformer en belle-de-nuit : elle veut être jolie pour Paul-Simon.
Elle remonte se coucher la tignasse encore mousseuse et trempée. Elle en met partout. Elle se dit :
« Pourvu qu'on croit pas que j'ai pissé au lit ! »
Elle se lèvera avec une crinière de lion (elle a pas refait ses tresses), mais Paul-Simon trouvera ça très beau.

Ce matin, il NEIGE !
Beaucoup. Beaucoup trop pour sortir.
Naïs a bien fait de se laver les cheveux.

Le refuge, c'est un grand dortoir de trente places avec lits superposés ( filles, garçons et monos mélangés ), c'est une immense cuisine-réfectoire avec une cheminée.
Y a des bancs devant.
Paul-Simon et Naïs ont pris l'habitude de s'asseoir face à face devant le feu et de rester immobiles, en se regardant les yeux dans les yeux. Sans ciller.
Paul-Simon toujours à droite, Naïs, toujours à gauche. Ce qui fait qu'ils ont chacun une joue rouge et cramée comme une pomme au four et l'autre, fraîche et dispose.
Naïs a des yeux marrons-cochon. Paul-Simon a des yeux violets.
Naïs s'amuse à imaginer dedans des orages, des nuages, des éclaircies. Elle y voit aussi les machines volantes qu'il dessine.
Paul-Simon dessine des avions.
Partout, tout le temps.
Pas des Boeings, pas Le Concorde.
Des trucs anciens, des biplans, des planeurs, des hydravions. Des engins cabossés et colorés qui défient le CIEL et la VIE. Avec des moteurs compliqués sur des cieux tourmentés.
Ce que Naïs désirerait le plus au monde, c'est de pouvoir grimper dans l'avion des yeux de Paul-Simon.

Ça fait maintenant une semaine qu'ils cuisent d'un côté.
Ça commence à jaser.
Ce matin, leur café au lait était imbuvable : On leur avait versé la salière dedans.
« C'est ... pour les amoureu...eux...
- C'est … pour les amoureu... eux... »
Ils étaient AMOUREUX.
Ils décident d'en profiter.
Comme la neige fraîche était impraticable pour skier, car trop poudreuse, le groupe « A » et le groupe « B » iraient  faire, respectivement, des sorties en raquettes et des igloos.
Paul-Simon, qui était dans le groupe « A », a dit qu'il préférait faire des igloos.
Naïs, qui était dans le groupe « B », a dit qu'elle préférait faire des balades en raquette.
Ni vus ni connus, je t'embrouille.
Ils se sont donné rendez-vous à quatorze heures à l'abreuvoir.

C'est pour cette raison qu'ils sont tout seuls.
C'est pour cette raison qu'on les retrouve dans les sapins, en train de jouer aux balanciers géants.
« Naïs...
- Ouaaaais...
- Naaaaïsss...
- Paul-Simoooonnn...
- Penche, penche !
- Je penche...
- Plus !
- Je peux pas, je vais me casser la gueule !
- Y manque plus que quinze centimètres...
- Au moins trente !
- C'est pas vrai. Accroche toi à l'arbre derrière et pousse ! »
Naïs attend le rebond, s'agrippe de toutes ses forces... Prend de l'élan...Et part.
Elle voit les doigts tendus de Paul-Simon qui sortent du sapin, comme l'étoile en haut le jour de noël.
Elle recommence.
Le rebond, l'arbre, la main.
Le rebond, l'arbre, la main.
Au cinquième essai, ils se touchent.
Les branches aussi.
Ça fait whhoootff... whhoootff... whhoootff...
Dans les cœurs, ça fait boum... Boum... boum...
 
Ils volent des moments magiques. Des minutes et des secondes échappées au réel.
Trois après-midis.
Trois fois trois heures non comptabilisées.
Une éternité.
Ils jouent aux horloges, ils passent par dessus des clôtures, ils rencontrent des chiens méchants, ils se sauvent, ils repassent les clôtures.
Ils ne se frôlent qu'au sommet des arbres.
Ils se débrouillent pour être toujours A L'HEURE au retour des groupes.
Leur combine marche jusqu'à la fin du séjour.
Au matin du départ, ils n'échangent même pas leurs adresses : c'était TELLEMENT évident qu'ils allaient se revoir.
La banlieue parisienne, c'est pas si grand.

Pendant un an, Naïs a  écrit : « Paul-Simon » sur ses cahiers, sur sa trousse et sur la poche intérieure de son cartable.
Elle a gravé son nom au couteau sur l'arc qu'elle s'était fabriqué avec du bois de noisetier.
Elle a imprimé : « Paul-Simon » sur ses mollets. En frottant avec le bout soufré d'une allumette.
( C'était la mode au collège, ça faisait de grosses croûtes qui laissaient des cicatrices-tatouages). Sa mère l'a emmenée chez le docteur qui a mis de la pommade, y a pas eu de cicatrices.
Elle connaissait juste le nom de la ville où il habitait. A l'autre bout du département, à quinze bornes, impossible à atteindre toute seule en transports en commun. Et, de toutes façons, elle SAVAIT qu'elle le rencontrerait, comme ça, au détour d'une rue.
Un jour.

Un jour, dix ans après, (Naïs travaillait pour une boite parisienne), elle discute avec sa chef qui habite la grande couronne. Elle s'aperçoit que cette dernière vient tous les jours en RER de la même ville que LUI.
Elle demande :
« Tu connaîtrais pas un certain Paul-Simon X, par hasard ?
- Ben oui...
- Il est où maintenant ?... Il est qui ?... Il fait quoi ?...
- …......
- …...... ?
- Il est mort l'année dernière d'une overdose. »


1 commentaire:

  1. Un bel amour de jeunesse raconté avec la même pudeur que dans un grand nombre de tes textes. C'est ce qui fait ta force.J'aurais aimé pouvoir être en haut de l'arbre.

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