RESEAU

dimanche 20 avril 2014

Tour de piste

Le rouge est mis. Sur la nappe du parking.
Dans les  nids de poules, y a des cailloux et sur les cailloux, des couleurs multicolores.
A l'attache, le lama jure en douce. Le bruit de la circulation doit lui gronder dans les oreilles mais l'herbe rase lui plaît visiblement. J'approche pas trop. Plus loin, il y a des chiens et leurs bébés dans une caisse en carton.
Je contourne une file de voitures, remonte sur le trottoir, lèche une goutte de sueur. Il fait chaud. Que onze heures, mais putain...
Trois caravanes sont posées côte à côte comme des papillons. Presque un cercle avec le camion. Pas d'ailes, seulement des flancs en acier inoxydable avec de gros arceaux. Ça fait de l'effet. Le chapiteau est en devenir, on dirait le squelette d'un dinosaure qui attend le musée. Ou sa carapace.
Pour l'instant, cette dernière est par terre, molle, un peu plissée. Tchou... tchou fait le vent dedans.

Je passe par dessus la barrière de bois municipale. Un pas. Un demi-pas. Un grand pas...
" On dirait que vous êtes pressée !
- J'allais faire des courses.
- C'est drôle, je vois pas votre panier !
- Il est sur mon dos, c'est mon sac, il me sert de voiture.
- Vous feriez mieux de faire attention.
- Pourquoi ?
- Vous allez vous faire mal aux reins."
Il danse d'un pied sur l'autre, serre les poings. Lentement, il amorce un swing dans le vide et rigole.
" Faut bien que je me défoule. Vous voulez des renseignements pour ce soir ? Vous voulez visiter la maison ?"
J'ai jamais été douée pour répondre du tac au tac. J'ai dû bredouiller un truc qui ressemblait à un acquiescement.
" Moi, c'est LE PERE. Qui est aux cieux. Et qui en descend. Sur la corde lisse. Mais pour l'instant, je monte, je monte... C'est quand je parle aux jolies dames qui font leurs courses. Ça vous dit de voir le reste de la famille ?"
Pas le temps de répondre.
" Là, c'est LE FILS... (Il tend la main vers un grand costaud à quatre pattes sous la carapace). LA BRU est dans la caravane avec LA MERE. Elles font travailler les enfants. Vous savez, les petits, y peuvent pas aller à l'école, on bouge trop. Alors les cours, c'est «  à correspondance.""

Le vent emmêle ses cheveux et défait ses paroles. C'est la première fois que je visite un cirque en gestation. Devant la roulotte plaquée argent, il y a des cactus. Je me demande comment ils font pour les transporter. Un instant, j'imagine les pots coincés dans le mini-évier, entre la cocotte minute et le costume de clown, pour caler.
LE PERE doit sentir que je m'égare..." Et si je vous présentais le trapèze ? Les petits vont y aller."
C'est seulement là que je remarque que le dinosaure a un boyau qui pend. Il a pas encore sa peau mais déjà les organes essentiels. Un tube suspendu par des filins au dessus des graviers, une balançoire hors normes, aucunement adaptée à la taille d'un gamin. Ils ont quel âge, au fait ?
" On va chercher le tapis."   Ah, quand même... " Ça vous dérange pas de m'aider ?"
Plutôt deux fois, que je vais l'aider. Je pose mon sac pour enfiler un vieux rêve.

Le tapis est un gros machin de gym, bleu, épais... et lourd. Mais je m'en fous.
LE PERE appelle LE FILS. Qui appelle LES ENFANTS.
Trois.
A vue de nez, douze ans, un garçon, dix ans, une fille et une toute petite chose avec un tuyau dans le nez. Un genre de sonde scotchée avec du sparadrap.
LE PERE danse au milieu du ring.
Les mômes ont l'air trop contents d'avoir pu échapper aux devoirs. Je n'ose pas demander pour le sparadrap.
"Bon, c'est pas tout ça, mais faut y aller !"
Ils s'élancent à tour de rôle, sans harnais ni filet, graves, concentrés, aériens. Les deux grands du moins, la petite fait des galipettes sur le tapis.
LE FILS orchestre.
Moi je me dis que j'aimerais bien voir LE FILS s'entraîner. En plus, il est en maillot. Faudra que j'attende ce soir.
Bon sang, ce qu'y fait chaud aujourd'hui...
" Là... doucement... plus souple... Le sourire, le sourire..." ( Les artistes ne sont pas en habits de parade, ils ont des vieux survêts qui coincent un peu ).
" Rappelle-toi... Trois, quatre et hop ! Pas trois, quatre... je ne sais plus et hop ! Trois, quatre et hop ! Trois, quatre et hop !"
C'est juste comme je commence à me dire que la vie, c'est vraiment bien, que LA BRU... la mère en fait... non, la femme du fils, débarque.
A tomber. En grande tenue. Celle de la tournée de la pub à la sortie des écoles.
Je me suis rarement sentie aussi nulle et déplacée : j'avais pas la parure, je zieutais son mec et ses gamins, sans parler DU PERE qui me lâchait pas. Et je savais pas faire du trapèze. Elle si, ça sautait aux yeux.
"Bonjour..." Un tout petit bonjour.
" BONJOUR..." Un grand bonjour qui sent le pop-corn et la cage aux fauves.
Je tourne, je mâche,  je retourne ce mot de sept lettres dans ma tête. Super amical, en fait... Merde aux apparences et à ma petite personne complexée, c'est vraiment un beau bonjour.
Alors, je me lance :
" Y sont vraiment forts vos enfants. Et c'est vous qui faites la maîtresse ? 
- Avec ma belle-mère, oui... Vous allez venir ce soir ?"
Bien sûr, que je vais venir. Que NOUS allons venir. En masse. Mes mômes, moi, les mômes des voisins et des voisins des voisins, je vais faire une pub à tout casser. Elle me montre les chiens, collés comme des tranches de pain devant la caisse des chiots. « Eux aussi, ils font partie du spectacle... »

A vingt heures, on était là. On était beaucoup comme promis. On a eu un prix. Et du pop-corn. On a acheté des ballons et des lions avec des fils qui clignotent. On a eu le droit d'aller sur la piste.
La petite a fait un numéro. Elle avait une maladie orpheline et ne pouvait pas manger.
L'année d'après, jour pour jour, le cirque est revenu. La petite n'avait pas grandi, mais elle avait trois numéros.





5 commentaires:

  1. On s'y croirait !.....ou plutôt,on se croirait au début du xxème siècle....avec toute la poésie et la simplicité de la vie de l'époque

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  2. Tu es enfin dans la lumière! continue .

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  3. Après relecture'c'est encore plus beau:des images superbes,des traits subtiles(poser le sac pour enfiler un vieux rêve.....le vent emmêle ses cheveux
    et défait ses paroles....) c'est magnifique.....on pose son sac,on se laisse caresser par le vent et l'on regarde ,émerveillé,comme un enfant,cette installation qui vient d'un autre âge,celui du Grand Meaulnes par exemple

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  4. Je ne m'attache pas aux figures de style, qui sont superbes, mais au sujet, cette détresse de ceux qui nous amusent mais qui la gèrent fièrement. C'est vrai qu'on n'en parle pas, on voit la beauté de l'acte, égoïstement. Merci de l'avoir évoqué

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