Ça y est, j'ai encore écrasé les
eskimos...
Je le sens dans la paume de ma main gauche, celle qui dérape du piano. Ma main droite m'obéit, normal, je suis DROITIER. Ma main gauche fait ce qu'elle veut.
Je le sens dans la paume de ma main gauche, celle qui dérape du piano. Ma main droite m'obéit, normal, je suis DROITIER. Ma main gauche fait ce qu'elle veut.
« Esteban !... Attends...
Recommence ! »
La prof reconstruit l'igloo. L'igloo, c'est ma main qui doit être bien ronde. Elle la pose délicatement, doigt par
doigt, sur la glace des touches blanches.
J'essaie de pas penser aux bonhommes
qui se sauvent, ils ont dû avoir peur...
Je m'applique à refaire une belle maison.
Ronde, confortable, avec un grand feu qui chauffe à l'intérieur.
C'est comment, en vrai, dedans, une
maison d'eskimos ? Est-ce que ça fond à cause du feu ?
Comment y font pour dormir ?
En plus, moi, ma maison, elle avance.
C'est une caravane d'eskimos.
Booimg... Booimg... klurp...
« Esteban, t'as accroché un
buisson ! »
La prof est marrante, elle parle comme
dans les dessins animés.
Elle dit " le sol ", "le ré ", le " fa dièse " comme si elle les
connaissait PERSONNELLEMENT.
Le " fa dièse " doit être
très sérieux. Avec un costume et une cravate. C'est pour ça que
j'arrive jamais à l'attraper. J'aime bien " le mi ", il
est rose et sucré comme une fraise Tagada. Mais celui que je
préfère, c'est " le do ". C'est le plus fort.
« On fait la rivière... ?
- Oui, mais est-ce que je peux jouer au
circuit de billes avant ?
- Non, on fait d'abord la rivière ! »
Mais je suis déjà loin.
Je reconstruis
ma-grande-roue-formidable, avec loopings et cascades. Je suis bien
obligé, vous comprenez, les chats étaient en train de la faire
tomber.
« Esteban !...Estebaaaaan !... »
La prof s'énerve jamais. Elle a envie que je continue à
aimer le piano.
C'est moi qui ai voulu apprendre. Je
veux devenir le grand magicien de la musique : abracadabra et
hop, un super accord, comme un lapin blanc qui sort d'un
chapeau.
« Esteban, tu viens,
maintenant... On fait la rivière !
-Ouiiiii... J'arrive »
La rivière, en fait, c'est une gamme. Je dois la jouer calme, en colère, sous le soleil, après la
pluie...
La rivière, c'est toujours gai, c'est MAJEUR.
Quand la gamme est triste, c'est
MINEUR. C'est le désert avec les serpents.
C'est moi qui ai eu l'idée pour notre
langage codé. Parce que le désert, le soir, ça doit être
terrible et y a les serpents qui sortent. Les serpents, c'est
la-note-sensible-qui-est attirée-par-la tonique. Elle est loin dans
les touches noires. Elle se sauve toujours.
Les eskimos, les eskimos, faut pas que
j'écrase les eskimos.
« C'est bien, Esteban, c'est très
bien...
- Tu sais qu'hier, j'avais entraînement
de foot ?
- Ah, oui, et tu as gagné ?
- J'avais des nouvelles baskets.
- Alors, c'est sûr, t'as dû
gagner... »
Je continue la rivière.
« Je peux la faire très fort ?
- Oui, tu peux, mais attention aux
voisins ! »
La prof triche, elle tourne le bouton en dessous, alors même si j'appuie de toutes mes forces, ça sera
jamais le Niagara. En plus, le piano de la prof, comparé
au mien, il est pourri. Il est tout grand et tout noir et y peut pas
faire tous les sons.
Le mien, il PEUT.
C'est le Père Noël qui me l'a
apporté, un peu en avance parce qu'il avait beaucoup de livraisons
et que moi, c'était IMPORTANT.
« Esteban, concentre toi.
Esteban, assieds-toi ! »
J'appuie sur les pédales.
« Non, Esteban, plus tard, quand
tu seras grand... »
A la maison, je joue debout, même si
j'ai pas le droit. Comme ça, je suis plus fort que mon clavier. Je suis
le-dompteur-de-la-musique et je tape partout à la fois, comme dans
les concerts.
C'est là que Maman applaudit. Elle
croit que je suis Chopin.
Chopin, je connais, j'ai écouté sur
internet et la prof m'apprend à lire les trucs bizarres sur la partition.
C'est très rempli, plein de signes magiques, je trouve ça beau. Je
lui ai demandé son livre pour la maison, elle me l'a prêté.
« Esteban, on chante ? »
Là, c'est la prof qui joue, et moi, je
fais la voix des « Choristes ».
La, la dièse, si, do, do dièse....
J'arrive jusqu'au mi du haut. Toujours fraise Tagada mais un peu
acide parce que c'est dur.
Je m'applique pourtant en même temps je
m'amuse avec le chien sur le canapé. Je demande :
« Je peux lancer dix billes dans
mon circuit ?
- Va lancer dix billes, mais après tu
reviens chanter. »
En fait, je lance rien mais je me mets
à côté de la prof et j'enfonce toutes les touches à la fois :
je fais la bombe en bas, là où c'est grave et mystérieux. Puis
tout en haut, là où ça fait chinois.
Un jour, je jouerai du Chopin. Je
pourrai aller loin avec mes deux mains, toucher le bois du piano de
chaque côté. Je serai comme un arbre et y aura la musique au
milieu. Et mes copains seront épatés.
En attendant, je retourne à mon
circuit de billes.
Pour Esteban qui va devenir un grand
pianiste.
Qu'est-ce que c'est bien ! Je n'aurais jamais pensé au piano de cette façon, avec mes enfants, à la maison du 94. Pensaient- ils de cette façon ? si, oui, UNE !
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