« Buvons un coup au roi de
Fran-ce
Et merde pour le roi d'Angleterre,
qui nous a dé-claré la guerre... »
C'est notre signal, notre code secret,
aussi lumineux que :
« Les sanglots longs des violons
de l'automne
Bercent mon cœur d'une langueur
monotone... ».
La guerre est finie depuis trente ans
mais ce bout de chanson de marins signifie que la voie est libre. La
maison est vide : ne respirent plus ici que les chiens, Naïs, et moi, sa grand-mère.
On peut compter sur la discrétion et la solidarité des
quatre-pattes, ils vont être tout fous et sauter partout.
Il y a
Poucet, le berger de Naïs (elle l'a voulu, celui-là. Trouvé
abandonné dans la cour, elle a fait la grève de la faim pour le
garder... Elle avait huit ans.)
Il y a Faline, ma câline, une belle
réussite de métissage canin, noire et feu à poils longs.
Naïs a seize ans maintenant. Si elle
oublie un peu son Poucet, elle s'occupe toujours de moi.
Je l'entends arpenter le couloir,
ouvrir le coffre : la platine est planquée dedans.
Elle met « les Danses
Hongroises », de Brahms.
Comme d'habitude.
Je ne sais pas si
j'ai décidément une tête de babouchka, surtout depuis deux ans que
j'ai un tuyau dans le nez, ou si c'est elle qui rêve de galoper à
cru dans les grandes plaines, mais elle choisit invariablement ces
morceaux.
« Tim... Tim, j'arrive ! »
Tim, c'est bibi. J'ai jamais été
Mamy, Mémé, ou même Maman. Je suis rebaptisée Tim.
Dans la rue,
du temps où je pouvais encore cavaler et faire mon marché, on me
disait : « Bonjour, Tim.... Comment ça va, Tim, la
santé ?... »
Tim, c'est Tit'mère, Timère, Tim.
La santé, c'est pas terrible.
Il y a six ans, j'ai eu des vertiges,
des malaises. J'ai rien voulu dire. J'aime pas les docteurs et leurs
analyses.
On m'a retrouvée le nez dans mes
fraisiers, un soir de septembre, alors que je revenais, toute contente,
d'un voyage en Corse avec « le troisième âge »
J'ai jamais pu rentrer chez moi.
Ça y est, les violons et tout
l'orchestre ont envahi la baraque. Ça pleure, ça miaule, ça grince
fortissimo : Naïs règle le volume à fond, elle a peur que
j'entende pas. Et comme je parle plus depuis la dernière attaque, je
peux pas lui dire que MON OUIE VA TRES BIEN, MERCI !
« Tim, ma Tim, on y va... ! »
Elle manie mon fauteuil comme une
formule 1.
Zip, la porte ; zip, le couloir ;
zip, la salle à manger. Elle a pas pu pousser la table, (elle pèse
trois tonnes), mais on tourbillonne sur les dalles cirées de
l'entrée. Versailles, le Trocadéro, la Place des Héros à
Budapest.
« Tim... Tu suis ?... Tu
respires ? "
J'ai le tuyau qui vire et je perd ma
chaussette, mais ça roule. Juste un peu trop vite à mon goût.
Je tente une grimace. Naïs s'arrête
net, s'inquiète :
« T'es sûre que ça va ? »
Elle a constamment la trouille que je
m'étouffe.
Elle m'a sauvé la mise, il y a trois
mois, à grand renfort de coups de poings dans le plexus, à cause
d'un sanglot mélangé à je-ne-sais-quoi qui était passé de
travers. Alors, depuis, elle me surveille.
J'arrive à transformer la grimace en
sourire et ça repart. Au moins, ce soir, j'aurai des images dans la cervelle.
Avant, c'était moi qui la faisais
tourner... Sur la pelouse, avec sa sœur, au milieu des jets d'eau du
tourniquet.
Au dessus du ruisseau, en vacances,
quand on pêchait la grenouille. C'était un rite, même si on
relâchait les bestioles : cinq heures du matin, pieds nus dans
l'herbe haute, trempée de rosée, qui faisait des chatouilles. Le
chiffon rouge, et hop !...
On pariait à " l'animal curieux ". Celle
qui gagnait avait le droit à double ration de sucre dans son café
au lait.
« Tim, j'en veux encore un bol !
- Alors je te l'allonge avec de la
chicorée.
- Pas trop s'il-te-plaît...
- C'est ta maman qui veut. »
A Paris, il y avait « les fouilles ».
Une vaste déchetterie en plein air, un dépôt d'ordures en liberté
pas loin de ma maison à moi.
Des pissenlits en pagaille sur des collines
hétéroclites, hérissées de bouts de vélo, le ciel bleu et la
chasse au trésor. On cherchait des poupées. On en trouvait des
« sans corps », des « sans tête », des
« sans bras ». On rafistolait, on s' improvisait
Frankenstein.
« Tim, je fais l'anesthésiste,
tu fais le chirurgien.
- T'es prête, doc, je vais opérer ! »
On sortait pour l'occasion la table de
couturière, la grosse lampe, les ciseaux, les aiguilles, la colle,
les tissus magiques de mon tiroir secret... et le vernis à ongle.
Important, indispensable, le vernis. Pour maquiller les lèvres
décolorées et transformer les épaves à la dérive en vraies
geishas.
« Tim, Tim, tu rêves ? Tim,
est-ce que tu dors ? »
Je m'applique à faire semblant. C'est
pas que j'aime pas Brahms, mais là, je me languis de retourner dans
le calme de ma pièce.
J'ai une chambre dans le pavillon de
mes enfants. J'en ai même eu deux.
Première attaque : petite suite
indépendante. Après huit mois passés à l'hôpital, j'étais
redevenue presque valide.
Deuxième attaque : un coin
aménagé avec lit médicalisé, au cœur de la vie, près de la
cuisine.
Ma fille, mon gendre, Naïs et sa sœur,
les infirmières, les kinés, me changent, me lavent, me massent.
Remplissent les poches de ma sonde gastrique : je suis une oie
ou un nourrisson géant.
Je ne peux ni parler, ni manger, ni
presque bouger. Je peux juste regarder les affiches sur mes murs,
jeter un œil distrait à la télé et attendre. Attendre.
Souvent, je voudrais que ça s'arrête.
Je voudrais retrouver quelque part mon mari et ma fille qui est morte
à cinq ans de la rougeole. Simone, elle s'appelait. Elle était née
presque le même jour que Naïs, juste avant le printemps. Je crois
que j'ai un peu mélangé les deux. Je crois que j'ai élevé ma
petite-fille comme ma propre fille. Quelque part, ça atténuait la douleur.
On allait au cimetière tous les jours,
toutes les deux. Elle courait entre les tombes et ramassait dans la
grande poubelle les fleurs encore potables pour les replanter dans le
jardin. Ça nous faisait un petit autel sauvage, entre la sauge et
l'estragon.
Le matin du vingt-quatre décembre,
j'ai refait une attaque.
On a appelé le toubib et j'ai compris
que c'était pas bon.
Naïs est venue me voir. Elle m'a
regardé intensément, presque transparente et m'a dit, très grave :
« Tim, c'est Noël, c'est un beau
jour. Tim, il faut mourir aujourd'hui. »
Rien que ça...
Et elle a ajouté :
« Tu sais, je t'avais promis de
belles chaussettes chaudes, je vais au marché, je vais t'en acheter.
Tu m'attends... »
Je pense qu'elle avait besoin de sortir
pour réaliser, je crois aussi qu'elle a appelé sa copine pour lui
annoncer cette grande chose qui lui arrivait : la mort.
Elle est revenue avec les chaussettes,
me les a enfilées, m'a prise dans ses bras et n'a plus bougé.
On attendait.
A un moment, elle a relevé la tête et
a demandé à la famille qui veillait :
« Est-ce qu'elle est morte ? »
J'étais encore là et si j'avais pu,
j'aurais rigolé.
C'est comme ça que je me suis enfuie.
Je me sentais bien, et Naïs n'était même pas triste.
Je pense qu'après, elle a du faire
comme tout le monde, pleurer, hurler, se mordre les mains.
Pourtant, pour de vrai, elle n'était
même pas triste.
Vers l'infini et au-delà.
c'est bien vous ça... que de véracité et de cœur dans vos écrits......
RépondreSupprimerTu as eu envie de me faire pleurer, tu as gagné.
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