C'est la peinture qu'elle aurait aimé
faire. Enduire ses doigts de bleu, les passer sous ses yeux, laisser
sur ses joues une trace de son art maladroit, et sortir ainsi sur son
balcon, la peau contre le monde, regarder la ville en contrebas, les
immeubles blancs dans la grisaille froide du matin, les affiches
décollées par le vent et les pluies de cette fin d'automne, les
masses duveteuses des arbres boursouflés de givre devant la ligne
des campagnes qui apparaissent dans la lumière naissante. Elle
aurait aimé peindre tout cela, avoir des yeux différents, des
paupières d'artiste à refermer sur les sentiments du monde, sur les
visages de ses amants prisonniers de l'ombre de ses cils. Elle aurait
installé là son chevalet, aurait sorti ses rouges pour donner aux
pommettes de son existence les couleurs d'une jeune fille innocente,
peinte sous une fontaine, à jouer avec des lianes sorties d'entre
les joints, à recouvrir ses mains de l'eau sale des flaques où les
mégots font des canards. Un vrai tableau d'artiste. Elle sait
qu'elle n'a que peu de talent, alors peut-être aurait-elle tout
balancé par-dessus la balustrade, laissé choir les couleurs toutes
seules, faire des rubans dans l'air, se mélanger, s'accoupler, dans
une parade de ce lien qui la relie au monde, ce fil fragile du
canevas qu'elle tient des deux mains et auquel elle s'agrippe
lorsqu'elle suffoque.
Elle a laissé l'eau chaude du bain
couler sur elle. Elle est sortie. La pluie ruisselait depuis la
veille. Les bancs étaient mouillés. Elle a continué. Où va-t-on
lorsqu'on ne sait pas quoi faire ? Elle aurait pu boire un chocolat,
mais seule, c'était triste. Elle a regardé ses mains. Elles étaient
assez moches. Elle s'est demandé si elle peignait vraiment de tout
son cœur, de toute sa force, si elle mettait ses tripes sur la toile
au milieu des échancrures de peinture, des éclaboussements de
nuances, si l'on pouvait voir ses sentiments dans les traits des
visages qu'elle traçait fébrilement, dans une exaltation. Elle
n'avait jamais vu ces gens. Ils étaient des fantasmes. Des
projections de son imaginaire. Elle ne vivait que dans l'utopie,
l'irréel. Elle voudrait toucher de ses doigts les cendres chaudes
des cigarettes, se brûler à l'existence, danser dans la chaleur et
les odeurs d'une salle où les corps s'entassent et se jouxtent, mais
elle ne peut que le rêver, elle n'ose pas, c'est tout son être qui
a été calfeutré, ses seins, ses cuisses serrées, oppressées
toujours contre les murs blancs de sa chambre stérilisée, de son
linceul existentiel, cette chambre d'hôpital aux murs crépis et
nus, où elle projetait de toute la force de ses yeux la vie des
autres. Traçait-elle la sienne, d'une certaine façon ? On
retrouvait dans ses gribouillages infantiles et imaginaires des
océans, du sel qui lui appartenaient, le souvenir d'orgasmes
solitaires, comme si elle avait essayé de jouir, essayé de
ressentir, mais qu'une aube sage avait fait une digue aux marées
successives de son épanouissement, avait fait brûler toutes les
forêts noires qui se dressaient en elle en trouant avec violence et
majesté, de leurs cimes alambiquées, la neige blanche et vierge.
Elle marche encore. Ses pas remplissent
son crâne tout entier. Ses souvenirs ne sont plus fait que de
feuilles mortes arrachées aux parvis sur lesquels elle se traîne,
des devantures de café où elle ne rentre pas. Sous ses chaussures,
si elle levait ses jambes à sa tête, elle verrait tous les
fourmillements du monde, les traces grossières des corps qui ont
bavé sur la chaussée, elle entendrait comme dans un coquillage le
bruissement de leurs pensées, les humections de leurs lèvres qui
échappent à sa sécheresse, leurs mains, les jambes qui
s'entrechoquent dans les cris. Il lui faut vivre maintenant. Elle le
sait. Mais comment faire ? Sa pensée s'est tellement isolée, son
cœur tellement replié, recroquevillé au fond de sa poitrine, sous
les courbes raides de ses seins. Ses mains se sont tellement
déshabituées à toucher, son corps tellement éloigné des chaleurs
profondes, des sueurs et des encombrements. Comment trouver le
fourmillement des centre-villes alors qu'elle n'est que la solitude
froide et digne de ses montagnes, l'austérité grise, puissante mais
ternie des rocs qui jaillissent dans des élévations d'arbustes drus
? Comment se mêler à la chaleur tiède des soleils alors qu'elle
aime le vent dans ses robes, les lamentations des ruisseaux qui
dégoulinent sur les pentes minérales de son lit, dans les nuits
fantasmées et étoilées qui prennent du rêve ce que la réalité
n'apporte pas de bonheur à ses jours ? Il n'y a que dans l'obscurité
qu'elle se sent bien, au milieu des volutes de lune qui tombent sur
les silhouettes des herbes noires, du parfum de la terre dans
laquelle elle retrouve la saveur d'une vérité au monde qu'elle
seule semble ne pas avoir oubliée. Mais dès que le jour lève sa
croix, il y a dans ses yeux une tristesse continuelle, une plainte
d'être libre en n'appartenant pas au monde, de ne faire que le
regarder de haut, d'un rocher dont elle connaît toutes les pores,
toutes les aspérités, tous les replats.
Elle n'en peux plus de marcher. Elle a
mal aux pieds. Sous ses orteils de grosses cloques rouges éclatent
comme des bulles de chewing-gum. Il lui semble qu'on lui a mâchonné
la peau. Il lui faudrait un corps contre lequel se reposer, un ventre
chaud sur lequel poser sa joue grasse, des cheveux à mêler à ses
doigts, quelqu'un à palper, à gifler. De quoi l'a t-on privée ?
Quelles couvertures sombres a t-on entassées sur elle pour que son
visage soit si terne, si brûlant de honte et si peu de tendresse ?
Elle voudrait peindre les gens qui déambulent autour de la fontaine,
mais elle n'a jamais vu les bras qu'en image, que par la photographie
de sa rétine. Elle ignore qu'un bras palpite, qu'un bras est mou,
qu'un bras s'étreint et sue comme elle. Elle-même est repoussante.
On ne peut se tourner vers elle, et au soleil, son ombre tremble ;
invisible dans la nuit, dissimulée derrière les murets et les
fenêtres pour voir les gens qui dansent, mangent et font l'amour
ensemble, elle rase le sol le jour, ou, au contraire, de terreur,
s'avance tellement dans le soleil qu'elle fait peur et qu'on la fuit.
Son visage n'est pas beau ; son corps est disgracieux, ses membres
lourds, ses traits grossiers, sa pensée incomprise. C'est elle qui
n'a pas su s'adapter au monde. Elle veut peindre son esprit, alors,
mais elle pleure de le voir si misérable et les larmes détruisent
la toile, emportent la peinture, soufflent la vie qui était passée
de son être au tableau. Dans l'évier sale de son appartement, elle
achève de nettoyer sur les cafards et la poussière les dégueulis
monstrueux d'un art solitaire, fantasmagorique et narcissique. Elle
regarde par la fenêtre. Le soir tombait sur les choses et elle
songeait que ce déclin de lumière, à l'aube de chaque crépuscule,
était pour elle une espérance. Elle avait l'impression qu'à la fin
de chaque jour le monde mourrait paisiblement.
Laura se releva dans la nuit. Dans le
miroir de la salle de bains, elle voyait cette jeune femme aux traits
noirs. Son reflet lui était cruel. Elle voyait dans la glace un
monstre de cauchemar et se dit que si un jour elle enfantait, son
rejeton ne reconnaîtrait là qu'une hybride. Que restait-il
d'humain, de délicat en elle ? Qu'est-ce que sa laideur avait-encore
de beau ? Il n'y avait aucune harmonie sur sa bouche, aucun désir
dans les nervures de son nez, aucune lumière dans ses yeux qui
donnerait à son corps un peu de la saveur de la littérature. Rien
de romanesque en elle. Rien qui ne rende aux choses dégoûtantes un
peu de dignité. Elle remplit la baignoire d'eau brûlante. Elle se
laissa envahir par la perspective de la sensation qu'elle
ressentirait au contact de son dos à l'eau. Toute sa vie était
faite comme cela. De rêves, d'idéalisme. Pour se venger, elle aller
chercher les rangées de livres de sa bibliothèque, les lâcha dans
un grand bruit de papier sur le sol froid de sa salle de bains, et,
un à un, jeta tous les ouvrages dans l'eau chaude. Les pages se
tordaient, le papier se gonflait, exorbité, l'art paraissait
s'ouvrir, se confronter enfin à la réalité des choses, et un
pauvre sourire éclairait les lèvres de la jeune femme. Les livres
tombèrent au fond. Ils ne brillaient plus sous l'eau. Ils n'était
plus ces petits soleils miroitants de la vie des autres . Dans l'eau,
ils revenaient à leur nature propre et misérable, à leur statut de
pensées solitaires, séparés les uns des autres par les courants
d'eau chaude, bercés par le cours imprévisible du mouvement, soumis
aux balancements de ces deux mains de femme. Les remous faisaient
tourbillonner au fond de la baignoire les nuages effilochés de son
idéalisme. Elle pensa garder quelques livres, ceux qui semblaient
vivre encore, suspendus sous son crâne, ceux qui montrent la
souffrance de la réalité, endurée tous les jours, le ventre creux,
la bouche sèche, les yeux secs de ne pas pleurer. Sa mélancolie se
teintait d'indifférence, un monstre minéral respirait en son
ventre. Elle détestait les filmographies. Celles-là ne montraient
même pas la perspective d'échapper au malheur : le plus souvent,
elles n'en parlaient pas. Elle se glissa dans l'eau au milieu des
feuillets, et le papier gonflé vint se coller à sa peau comme une
sangsue blanche striée des bleus d'auteurs.
Le lendemain, elle regretta son acte.
Elle n'avait plus rien maintenant pour survivre. Elle essaya de se
persuader qu'elle était une artiste, qu'elle arrivait à peindre.
Elle ne comprenait pas la rigueur de la vie. Il fallait vivre avant
de créer. Quelque chose au fond d'elle le lui soufflait
inlassablement, comme le souffleur caché sous la scène du théâtre,
à l'abri des planches poussiéreuses, et qui crie son texte à
l'acteur alors que celui-ci, sourd et désespéré, reste les bras
ballants face au public qui le hue. Laura ne voulait plus entendre.
Des choses passaient dans les oreilles de la jeune femme. Elle
s'abrutissait. Couchée sur le sol, la tête entre les mains, elle
digérait sa bile. La voisine d'en dessous écoutait de la musique.
La journée s'écoulait sans elle. Elle mit des tas d'aliments dans
une poêle. Elle avait toujours eu peur d'allumer le gaz, de tourner
le bouton. Pendant des heures, elle regardait le plan de travail,
redoutant l'explosion, le souffle chaud et dévastateur, les éclats
de bois et de verre. En rêveries, elle voyait son corps meurtri de
mille estafilades.
Ces élucubrations exerçaient sur
Laura, d'une même force, répulsion et fascination. Pour chaque
décision qu'elle avait à prendre, l'explosion était simplement
d'un style différent, mais c'en était toujours une, rouge, bleue ou
violette, magenta pour les explosions du matin, jaune clair pour
celles du soir. Elle se lança, tourna le bouton de la gazinière,
fut soulagée, honteuse de ses peurs stupides, de son carcan de
terreurs perpétuelles. Elle savait encore, dans la vague lucidité
que lui permettaient son exclusion et sa dégénérescence, qu'il n'y
avait là qu'une psychose personnelle que les autres ne pouvaient
ressentir. La moindre action avait pour elle la même valeur que les
plus grandes et les plus difficiles. Dans son délire, cet
après-midi-là, elle essaya de se rassurer, de se redonner une
consistance d'humain, de percer l'absurdité par le glaive d'un sens
qu'elle donnerait à sa vie médiocre. Elle peignait par l'esprit.
Elle voulait croire qu'elle pourrait devenir quelqu'un. Après avoir
eu conscience de son manque d'attachement à la réalité, elle
s'enfermait à nouveau dans ses fantasmes, ses cieux imaginaires,
elle volait au dessus d'une mer d'illusions, et les pluies de
sarcasmes qui venaient troubler ses rêveries, comme une dernière
conscience d'elle même, furent arrêtées par le soleil d'une
mégalomanie grandissante. Elle avait oublié ce qu'était peindre.
Elle n'exprimait rien. Elle ne dessinait plus. Au soir, voulant
allumer une bougie, elle craqua une allumette et l'appartement sauta
comme un bouchon de champagne.
Julien B.
La Batie-Neuve,
Hautes-Alpes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire