RESEAU

samedi 10 mai 2014

L'endroit qu'y faut pas dire

« Les sanguiiers! Les sanguiiers !  Maman, j'ai peur... Les sanguiiers... !»
Une heure du matin, un sentier qui tortille dans la montagne, à peine assez large pour nos pieds, des lampes de poche à bout de bras et le chien devant. Il est blanc, ça aide, vu qu'il n'y a pas de lune.
« Lily... attends-nous ! »
Elle obtempère, un peu dégoûtée mais bonne âme : il incombe au meilleur ami de l'homme de veiller sur le troupeau.
« Maman, c'est quand qu'on arrive ?
- On est à la pierre-qui-tourne, attention aux branches, bientôt on verra le pré et on sera sauvé... »
Les fourrés ont des hoquets suspects. Déjà que de jour, c'est sauvage, alors, la nuit, c'est  Voyage au Centre de la Terre.
« Les sanguiiers...! Les sanguiiers...!
- Y a pas de sangliers !... "
( Du moins, je l'espère, je prie très fort. Un soir de la semaine dernière, en allant pisser un peu à l'écart, j'en ai vu un qui me regardait avec des yeux ronds. Je lui ai braqué ma loupiote en pleine face. Il a grogné, pas content, un truc en « sanglier-ardéchois-du-nord ». J'ai pas répliqué, je parle pas couramment le « sanglier-ardéchois-du-nord ». Il a heureusement  fait demi-tour, j'ai pu continuer mon pipi )
La trouille des porcs encornés, c'est à cause des filles. Derrière la maison, en haut du pré, suspendus entre les châtaigniers, y a deux hamacs.
J'ai trois enfants. Le petit frère a vite eu comme unique but dans la vie de squatter la plus belle nacelle, un château suspendu... C'était sans compter sur ses sœurs qui lui ont dit que LA, C'ETAIT DANDEREUX. Que c'était plein de bêtes méchantes, pleines de groins baveux et de défenses énormes... qui mangeaient les enfants. Depuis, elles ont les hamacs pour elles toutes seules. Depuis, mon rejeton a une peur viscérale et irraisonnée des sanguiiers.

Pourquoi on se retrouve à crapahuter nuitamment comme des indiens froussards ? Parce que c'était « la fête nocturne ».
« Maman, on peut aller à la fête nocturne ?
- Dis, maman, on va la fête nocturne ?
- Maman, on sera sage, promis ! »
J'ai tenté, avec images à la clé, de leur expliquer que « nocturne » voulait dire « de nuit », que « de nuit » signifiait, littéralement, « dans le noir absolu ». Rien à faire.
« Maman, on veut aller à la ville... »
La Ville, c'est à dix kilomètres, c'est Montpezat sous Bauzon, pas très loin du Mont Gerbier de Jonc, (on l'aperçoit  quand on grimpe dans le tilleul).
Pour y aller, faut se taper trois bornes dans la forêt, traverser le torrent sur un antique pont de pierres, remonter en face par un chemin dallé envahi de pruniers sauvages et croiser les doigts pour que la voiture soit toujours garée et entière sur son petit coin d'herbe : la route s'arrête là.
Ça fait quinze jours qu'on robinsonne joyeusement et librement dans ce trou perdu « qu'y faut pas dire ».
La maison est une ancienne bergerie de pierres sèches, large, basse, pansue, ventrue, plantée en majesté sur d'anciens pâturages.
Avec le temps et comme y avait plus de moutons, les juteuses pentes herbeuses ont été envahies par les hêtres, les châtaigniers et les genêts. Puis recolonisées à la force du poignet et de la tronçonneuse par Tonton Henri. Tonton est l'omnipotent et épisodique occupant des lieux, propriétaire avant Dieu et les hommes. Tonton Henri a quatre-vingt-trois ans.
La bâtisse possède une immense terrasse avec un muret, pratique pour s'asseoir lire et une tonnelle couverte de vigne. Les raisins ne sont pas encore mûrs mais ça fait très joli et ça fait de l'ombre.
Quand on sort sur la gauche, on passe un petit gué et il y a la source. En fait un genre de fontaine-abreuvoir alimentée par un captage, (près d'un kilomètre de tuyau qui remonte dans la montagne : Tonton a fait du bon boulot).

« Maman, tu donnes à manger aux sangsues ? »
Dans le bac au pied de l'abreuvoir, y a trois superbes limaces, noires, dodues et brillantes, que les mômes veulent pas relâcher. Alors, pour pas qu'elles crèvent de faim ( vous savez que les sangsues, c'est très recherché et que c'est bon pour la santé...), je me les colle sur les bras tous les jours. Même pas mal, je suis La Mère Nourricière Préhistorique.
« Maman, on peut prendre un bain ?
- Encore ! Ça fait le troisième de la journée...
- Mais oui, mais nous, on aime bien prendre des bains...
- Vous allez être trop propres... Allez, c'est bon, amenez les bassines ! »
L'endroit qu'y faut pas dire est en fait un hôtel cinq étoiles : salles de bains avec vue, baignoires jacuzzi en zinc, eau chaude à toutes les terrasses.
Pour la agua caliente, il faut passer le gué, remplir les bouilloires et les faire chauffer sur le feu dans la cuisine. (En terre battue, la cuisine, c'est pratique si on renverse). Y a bien sûr pas de cuisinière, mais deux grosses pierres avec deux barres de fer en travers et une grande flambée de châtaignier qui crépite nuit et jour. Quand je fais pas la Vestale, je fais la porteuse d'eau.
« Maman... ! 
- Maman, on peut mettre les poupées dans l'eau ?
- Maman, c'est pas juste, lui, c'est plus chaud que moi...
- Maman, ça déborde !
- C'est pas grave, tant que vous mettez pas de savon..."

Je déambule en marcel de Tonton et slip kangourou attaché avec des bretelles : dans la précipitation du Grand Départ, (bouffe, trousses de secours, lampes de poche, aspivenin....etc), j'ai oublié Ma Valise avec Mes Fringues sur le parking du HLM. Alors je fais avec les moyens du bord : sous-vêtements XXL et chemises de bûcheron. Mes gamins rigolent, y me réclament des strip-teases.
« Maman, y a une guêpe...
- Y a plein de guêpes en fait !
- Maman, viens voir, elles ont l'air pas contentes ! »
Veni, vidi... pas vici...
Ça bourdonne dur. Ça aurait-il un rapport, même lointain, avec le-panneau-solaire-qui-décidément-n'en-fait-qu'à- sa-tête-et-refuse-de-fonctionner ?
Je grimpe sur le toit : deux piqûres, je soulève l'engin : trois piqûres. Je bats en retraite, ça a un rapport.
« Maman, on fait quoi ?
- On sort de l'eau, on se met loin et on va trouver une solution.
- Comment tu vas faire ?
- Je vais virer les bestioles, mais avant, y faut que je me déguise...
- En quoi ?
- Vous allez voir ! »

Les bottes de pêche de Tonton, une combinaison de ski ( y a de tout dans la vielle armoire), un anorak taille cinquante-six et la cloche à fromage sur la tronche, serrée dans la capuche. L'anneau de la-dite se balance devant mon nez et me fait loucher, mais je suis parée. Je touille dans l'essaim à grands coups de bâton, (pardon, Mesdames, c'est aussi Notre Maison...), puis je récupère ma smala et direction Montpezat... Trois kilomètres, le pont, la voiture, la pharmacie, la voiture, le pont, trois kilomètres : j'ai le bras comme la cuisse d'un Sumo.
« Maman, pour fêter ça, on peut faire des frites ? »
Fêter quoi ?
Au point où on en est, on peut.
Est-ce que vous avez déjà essayé, vous, de faire des frites dans une cocotte remplie d'huile bouillante en équilibre sur un feu de bois ?
Nous, si. Même que c'était super bon, avec une salade de pissenlits cueillis dans la prairie et des groseilles toutes fraîches : l'âge des chasseurs-cueilleurs.

Tout âge d'or a une fin, la faute à Adam... Y a bien fallu qu'on descende un jour de notre montagne, la fête des frites, c'était malheureusement la cérémonie des adieux.
On est passé en deux heures du Paléolithique aux premiers pas sur Mars, dans une bagnole qui ressemblait à une soucoupe vu tout ce qu'on avait entassé dedans.
Welcome to Béton-City, ses lumières et ses pots d'échappement... on pourra toujours faire une cabane sur le balcon...
« Maman, dis, on retournera à l'endroit qu'y faut pas dire ?
- On retournera, on retournera... »
( Si Maman arrive à garder comme copain le Neveu du Tonton proprio.)
L'immersion dans le Néon-lithique ne s'est pas faite sans mal. Le seul vrai avantage, c'était que c'était plus la peine de planter un opinel dans la tête de lit pour parer à d'éventuelles attaques.
Mais on s'est adapté, les consoles ont repoussé au bout des doigts, on s'est rhabillé et on a pris nos bains dans une baignoire émaillée.

Je suis retournée à l'endroit qu'y faut pas dire l'année d'après, avec le Copain Neveu. En février. Y faisait moins-quinze et c'était couvert de neige, y compris quelques flocons dans les lits.
J'y ai attrapé, à cause du froid et pour parler poliment, «  des problèmes intestinaux ». Vu qu'il n'y avait pas de toilettes (ça, je vous l'avais pas dit mais je pense que vous aviez deviné), c'était beaucoup moins cool. Surtout la nuit.


3 commentaires:

  1. C'est si bien écrit que l'on se demande si l'on a lu ou si l'on a vu......

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  2. Moi le sangulier je l'ai jamais vu. Furiosa si. Elle s'est arrêtée au milieu du chemin, et non on n'avancera pas, parce qu'il y a un sangulier ou quelque chose comme çà derrière le buisson. Quand c'est pas possible autrement il faut prendre les rênes à la main et à pied aller montrer que non, vraiment, rien derrière le buisson. C'était en forêt de la Grange, mon espace sauvage à moi. D'autres fois on a vu des gazelles, mais çà nous a pas fait peur. Des deux-pattes-jupe-courte. Mais Furiosa n'en avait pas peur, alors on a regardé de haut, et galop.
    C'est fou Naïs comme tu m'ouvres la boîte à souvenirs à nous faire vivre tes instants.
    Mais faut pas dire l'endroit. Pour les gazelles non plus. P.

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  3. Décidément, on est toujours surpris de trouver une telle verve. Il n'y a qu'un réalisateur italien qui pourrait en tirer un film "vrai " tellement c'est naturel.
    J'ai participé à la randonnée de nuit, j'ai fait chauffer de l'huile sur une flambée de bois qui a la particularité, je le crois, de " péter ". Je te vois monter à l'assaut d'un nid de guêpes ...Formidable

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