RESEAU

vendredi 23 mai 2014

" C'est cadeau ! "

Les étals obèses de la foire annuelle sont arrimés au bitume entre les marques à la craie, comme les perles mal enfilées d'un collier d'enfant : une nouille, un cœur, un truc monstrueux en pâte Fimo, une nouille, un cœur, trois poules blêmes et un violon tzigane.
J'ai pas un kopeck.
J'ai les poches légères.
A la loterie du distributeur, j'ai tiré le mauvais numéro. La machine a clignoté en rouge : « Veuillez prendre contact avec votre banque... vous pourrez recommencer l'opération ultérieurement... » Je crains que " l'ultérieurement " ne dure un certain temps.
Libre de visiter, sans arrières pensées, le temple boursouflé de la consommation.
Le Louvre de la ceinture en plastoc, des colliers qui brillent, des canards en caoutchouc, de l'huile d'olive bio et des tomes, (au choix : " de vache", " de brebis " ou " de montagne").
Des strings à deux balles, fluo et japonisants, vibrent comme les cordes d'un violoncelle extatique sur les fesses moulées d'un mannequin amputé, sans bras, sans jambes, sans tête. La victoire de Samothrace militant pour le handicap libéré. En fait, y a que le cul qui intéresse.
Celui du vendeur est pas mal. Le tabouret gâche un peu la perspective mais on a le temps de zieuter : il fume une clope.
Je me concentre en 3D sur le jean délavé, imagine le string rose qu'il a peut-être dessous et glousse.
« Vous voulez des renseignements ?
- Nan, en fait, c'est juste que je trouve vos produits très jolis...
- Vous faites quelle taille ?
- La vôtre mais je suis équipée...
- Vous êtes sûre ?
- En général, je sors jamais sans culotte... »
Un " complice."

Les poulets rôtis se contorsionnent dans les flammes de l'enfer. Dorés à n'en plus pouvoir, ils se languissent d'être mangés. Au départ, ils désiraient être enterrés mais on leur a proposé l'incinération. Ils trouvent maintenant que c'est chaud et voudraient que ça s'arrête.
Je peux pas m'empêcher de me demander quel peut avoir été, pour mériter la damnation éternelle, le terrifiant péché  d'un volatile de huit semaines.
J'aperçois les cactus. Je tourne.
J'aime les cactus. J'aime caresser leurs piquants, des fois, y en a des doux.
Je fais semblant d'être intéressée :
« Elles sont à combien, vos plantes ?
- Elles sont à dix euros. »
J'en prends plein les doigts.
Le mec qui les surveille trépigne et me lance des regards assassins.
«  Vous en voulez un ?
- Euh, non... Euh, OUI, mais je repasserai plus tard, je sais pas lequel choisir... »
Un " pas complice."

Tire-bouchons, Laguioles, toiles cirées ringardes, dinosaures hargneux, chiens en peluche qui jappent et tirent la langue quand on appuie sur la poire.
Ballons gonflés à l'hélium, qui vont se retrouver sur Mars, planter un drapeau et dire : « Je suis le roi du monde ! ».
Chouchous, (en dentelle), chouchous, (à bouffer), pizzas pleines de chorizo et paella avec des crevettes qui se carapatent.
Deux demi-tours, mes potes maliens.
Sourire compris.
La on peut rester trois plombes, tripoter, renifler les odeurs made-in-China. S'enquérir des couleurs de la nouvelle tendance.
Pas besoin de dire : « Qu'on reviendra après, quand on aura un cadeau à faire, merci... »
On peut demander des nouvelles de la grand-mère, (même si on l'a jamais vue), on peut parler des enfants et de la banlieue de Marseille, on peut refaire la vie entre deux faux « Little Marcel » et un collier à têtes de morts. « C'est la mode, c'est la mode, faut jeter un coup d'oeil !!! ».
On jette un œil et la main, on demande d'où ça vient.
Le ciel se découvre, le soleil rit.
Des " frères."

La rue des légumes. Rouge vif, rose tendre, violet onctueux, vert sauvage. Des natures mortes étonnamment vivantes . Rembrandt en pâmoison. Arcimboldo déguisé en maraîcher.
Je fais la queue, ici c'est le bazar, je pourrai toujours m'esquiver au dernier moment...
Un chihuahua, coincé dans un panier, entre les poireaux et les melons, me fait les yeux doux.
Normal, je sens le chien.
J'avance une main éminemment respectueuse.
La Mamie propriétaire frétille d'avance.
« Il s'appelle comment ? 
- Minette.. ».
 ( ???...!!!)
Minette est doux, Minette est sympa, Minette a des yeux d'agate trouble qui lui sortent de la tête. J'ai l'impression qu'ils vont tomber. J'ai pas envie de courir les ramasser alors je caresse plutôt vers l'arrière train. Qui se détend tout content.
Merde, c'est mon tour au marchand, j'attends pas le : « Madame, c'est quoi que je vous sers ? »
Je me sauve.
Regard triste de Minette.

Je me retrouve sur la place et ferme les yeux.
J'ai l'impression de me promener dans un poème de Bukowski...
Je tarde à soulever les paupières.
Me fais bousculer par un type pressé, sans cabas mais avec baskets Nike qui flashent. Je fixe les pompes qui s'enfuient. Pas de « Pardon, Madame », mais mieux : par terre, deux pièces de deux euros. Je mets le pied dessus.
Je vais voir mon pote malien, choisis un bracelet, lui tends mon trésor.
Il se marre et me dit : " C'est cadeau ! "








1 commentaire:

  1. On s'y croirait. Ce n'est pas la première fois que j'ai cette sensation...

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