RESEAU

jeudi 8 mai 2014

La grève de la fin

« Erev shel shoshanim
Netse na el haboustan
Mar besamin oubevana
Leraglekh miftan...

- Raphaël... Raphaël...

Un soir de roses
Descendons dans le jardin
Des parfums de myrrhe et d'encens
Embaumeront tes pieds...

- Raphaël... je sais que tu dors pas, Raphaël, c'est Chabbat, faut manger un peu... »

Raphaël a quatre-vingt-huit ans, des yeux bleus avec des bouts d'enfance dedans et une barbe de patriarche.
Les yeux bleus, pour l'instant, on n'y a pas droit vu que ça fait trois jours qu'ils sont fermés. Scellés, repliés sur la voix chantante, la langue maternelle, les apprentissages à venir. Raphaël dit qu'il a sept ans, qu'il est en Pologne et que les filles tournent avec des rubans dans les cheveux. Des rubans jaunes, verts, bleus, rouges, en satin brillant, attachés avec des barrettes d'écaille au-dessus des tresses lourdes. Des serpents charmés et charmeurs qui attirent les garçons.
« Naïska, laisse moi, je rêve.. »
Il tourne la tête sur l'oreiller et ça bouge du côté des commissures, une ébauche de sourire, un ange qui passe.
«  Raphaël, est-ce qu'il y a des anges, dans la Torah ? »
Pas de réponse. C'est lui l'ange, donc il doit y en avoir.
« Raphaël, qu'est ce que tu voudrais manger ? De la soupe, du lait chaud avec des tartines, du gâteau de semoule aux raisins ? "
La moue pensive s'étire mais je m'inquiète : trois jours qu'il n'a rien avalé. On l'a mis sous perf, il a arraché les perfs. Il flotte dans son lit comme Noé dans L'Arche, il doit caresser les lions dans sa tête...
Les grands fauves, les gazelles et les zèbres, je connais : depuis un an, je suis animatrice à La Villa Beausoleil. Soixante-sept lits, soixante-sept histoires. Il y a Madeleine, dite Mado, la petite jeune, Maria qui marche tout le temps, Flavienne dans son fauteuil-bunker, celui qui ne passe pas les portes, Jeannette, notre centenaire, Gisèle, la tête pensante et il y a Jean, le peintre Jean.
Ancien prof aux Beaux-Arts, la panse avantageuse et débonnaire, le crâne chauve qui brille comme un soleil, il dessine toujours. Il a des tableaux plein sa chambre.
Un matin, barbouillé de café au lait, il m'a dit :
« Vas-y, choisis-en un ! »
J'attendais ça depuis longtemps. Je savais déjà celui que je voulais : une toute petite toile, avec une tête carrée dans les tons de rose, perdue et curieusement hurlante. S'en échappait des bulles mais sans mots dedans.
« Tu veux celui-là... ?
- Ben, si t'es d'accord... Oui...
- C'est un dessin de mon fils que j'ai repris... Tu peux le garder, moi, il me fait un peu peur et puis, tu sais que je suis fâché avec Thomas... »
Jean, c'est la chambre vingt-cinq. A côté, c'est Gisèle et Maud, puis Jeannette, puis Raphaël.
Raphaël est le prince de la maison. Il nous chante des chansons en hébreu et en yiddish, nous fait danser dans les surboums « made-in-Beausoleil », (accordéon et clavier électrique avec chanteur gominé), nous berce d'histoires religieuses.
Maintenant, je sais « qu'il ne faut pas noyer le veau dans le lait de sa mère. »
(En gros, qu'il vaut mieux faire l'impasse sur le fromage si on s'est goinfré de viande). Diététique et raisonné. Depuis, je suis intégriste sur ce point.

« S'hat der tate fun yarial
Mon père m'a ramené de la foire
Mis gebrakht a naye fidl
Un nouveau violon... »

Et je continue :
« Do ré mi fa sol la si do, do ré mi fa sol la si do... »

L'oeil droit s'ouvre, à moitié, mais clair comme la mer après la pluie.
« Raphaël, et du chocolat... ? Tu voudrais pas du chocolat... ?... Avec du praliné qui fond et des noisettes rebondies, de vrais seins de jeune fille... »
La paupière se recouche, concentrée sur les jeunes tétons. Il va peut-être s'attaquer au chocolat... ? Mais il est visiblement reparti dans son Arche, alors je descends pour les « jeux apéro ».
Les jeux apéro, c'est la Grande-Messe de douze heures. Des charades, des devinettes, des trucs pour la mémoire. Les gagnants ont droit à un petit verre de Porto. La direction est cool sur la bibine, elle distribue le pinard et la soupe à l'oignon comme s'il en pleuvait. Ce sont les infirmières qui râlent, la nuit, à cause des fuites dans les lits.
Je donne son verre à Gisèle : Gisèle gagne toujours. Instit à la retraite, elle a fait l'alphabétisation des coins les plus reculés du Congo, maintenant, elle veille sur la fragile personne de Maud, son acolyte des dernières années tropicales. Elles partagent la chambre vingt-six : une jungle.
« Comment il va, Raphaël ?
- Il rêve... Il veut toujours rien manger, mais on lui a pas remis sa perf. On lui fout la paix, on attend le déclic...
- Donne lui du chocolat, il adore le chocolat.
- J'ai essayé, je lui ai même sorti une métaphore sur le sujet.
- J'en ai une grosse boite dans ma chambre, elle date de Noël mais elle est encore emballée. Tu sais, c'est ma cousine, elle s'obstine à croire que les diabétiques, ça peut manger du chocolat... »

« DE LA PART DE GISELE ! »
On est venu en bloc, l'union fait la force : Nawel et Fatima, les aides-soignantes, Charlène, la secrétaire, Gisèle, Maud, Flavienne et son fauteuil, Jeannette et sa perruque, pas Jean parce qu'il faisait la sieste, mais y a le sous-boss, Abderrahmane, rebaptisé "Adèle". On porte la boite comme le saint sacrement.
« C'est avec ça que tu vas guérir, la solution, c'est le chocolat !
- Et puis demain, c'est le bal, on veut que tu sois là !
- Raphaël, t'as l'air d'un légume en friche. Faut que tu fasses tailler ta barbe...
- Raphaël, on t'attend... »

Trois jours, soixante-douze heures que le grand homme s'entraîne à mourir. Il a repassé à reculons sa vie entière, il en est, peinard, à gazouiller dans les bras de sa mère quand voilà que cette bande de décrépits-accrochés-à-la-vie lui demande, rien que ça, de ressusciter et d'aller au bal faire le joli cœur.
… C'est quel jour demain, au fait ?... Ah, oui, si ce matin c'était Chabbat, demain c'est dimanche. C'est le jours des croissants au petit-déjeuner. C'est le jour où on fait pas le ménage dans les chambres et où on peut discuter avec les filles...
… J'ai pas envie de mourir un dimanche... et pour samedi, apparemment c'est raté...
… Si je jetais un coup d'oeil à la grosse boite ?

Raphaël a mangé du chocolat, toujours du chocolat et rien que du chocolat pendant une semaine. On s'est cotisé pour le ravitaillement : on intronisait le cacao. Le dessus de lit, écrasé de respect, s'est aplati devant les mots de « ganache », « griottes », «  fondant ». Les boites montaient, enrubannées comme de jeunes mariées. Orgues, encens et grains de riz. La plénitude de la bouchée moelleuse enrobée de délices d'outre-tombe.
La grève avait pris fin et quatre mots ont sonné le retour au train-train quotidien :
« Y va falloir descendre ! »
Raphaël est descendu. Il a demandé qu'on taille sa barbe, a repris la drague des infirmières là où il en était et a recommencé à m'appeler « Naïska ».
Il est mort quand même, mais un lundi un an plus tard.
A l'enterrement, le rabbin m'a prise par l'épaule et m'a demandé, en tant que dernier témoin, de faire revivre, un peu, Raphaël.
J'ai raconté l'histoire du chocolat.










4 commentaires:

  1. Faire rire et pleurer en même temps, c'est un don chez toi ;)

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  2. Encore!!! je vous le dis, la trilogie c'est pour bientôt...

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  3. Quand on ne sait pas quelle chaleur peut exister entre les membres d'une maison de retraite il suffit de lire ce texte. Adieu les mesquineries que beaucoup auraient envie de mettre en scène. Ce texte fait du bien

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  4. Tes textes ne sont à chaque fois qu'un flash sur un monde particulier,sur une unité humaine .....mais dans ce flash,on perçoit tous les sentiments,toutes les vibrations qui peuvent animer des êtres de chair et de sang......on est toujours ému,on a l'impression de faire partie des acteurs

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