RESEAU

vendredi 2 mai 2014

Le monologue de l'étagère

Je m'appelle Lily. J'ai quatorze ans moins un an. Moins un an parce que maintenant je suis dans une petite boite mauve sur l'étagère avec deux orchidées. Juste une poignée de cendres.
Je suis un chien de chasse pure race, un pointer.
Robe : blanche et orange, (c'est marqué sur mon carnet de santé). Mon numéro de tatouage est ZSZ756.

« Jolie petite Lily
joli joli joli chien,
jolie petite Lily
joli joli joli chien... »

Non, je rêve pas, je suis sur le lit et La Ronde murmure en me grattant entre les oreilles. C'est ma maîtresse. Je l'appelle " La Ronde" parce qu'elle fait une portée tous les deux ans. Mais j'aime bien la chanson. Souvent, elle la chante le nez dans mon ventre, là où c'est rose et chaud : c'est une manie, chez elle, d'enfoncer sa tête dans mon intimité. Je m'y suis habituée, même si moi je n'ai pas trop le droit de lécher sa tête à elle.

« J'étais venue pour le pointer de l'annonce, mais je prends celle là. » Je me suis agrippée à la jambe de La Ronde dès que je l'ai vue. C'était au refuge où on m'avait abandonnée à six semaines avec ma mère et mes sœurs. J'ai trois mois maintenant et y reste plus que bibi. Comme famille, je choisis La Ronde. Elle me caresse... C'est gagné !
« Je prends celle là !
- Mais c'est elle, le pointer... »
C'est vrai qu'à l'époque je ressemblais plus à une saucisse albinos qu'à un chien de race, vu que je bouffais la gamelle des autres. D'ailleurs j'ai tout dégueulé dans la voiture, y avait trop de virages.
Du coup, après, quand on faisait de la route, on me mettait la tête dehors avec un foulard sur les oreilles ( c'est fragile les oreilles d'un pointer). J'avais du succès aux feux rouges.
Donc le lit, la chanson, La Ronde.
La première maison...( y en a eu trois ).
Le premier Deux-Pattes-Dominant...( y en a eu plus ).
J'ai un copain chat, mais comme il s'est vite tiré, j'ai La Ronde pour moi toute seule. Elle rondit de plus en plus. Ça nous empêche pas de cavaler, on va à la mer, on se baigne. Au début, j'étais pas trop chaude, c'est le moins qu'on puisse dire, alors on m'a mise dans un bateau pneumatique. J'ai pas fait exprès mais j'ai crevé le bateau avec mes ongles. On a regonflé le bateau, on est reparti vers le rocher, j'ai voulu sauter, le bateau a basculé. Beurk de salé. Mais depuis, j'adore nager.

Dans la deuxième et troisième maison, on se baigne souvent aussi mais c'est pas pareil, c'est la rivière. Beaucoup mieux. D'abord, on peut boire la tasse. Et puis, qui dit rivière dit berges, taillis, fourrés. Grenouilles, lapins, terriers. Des odeurs, des montagnes d'odeurs délicates, pourries, délicieuses...
« Lily, Lily, t'es où ? »
Je me montre pas, je suis sur la piste d'un parfum exceptionnel.
« Lily ! »
J'essaie de me fondre dans la broussaille. Je suis blanche, vous comprenez, avec en plus ce foutu collier fluo pour qu'on me repère.
« Lily ? »
J'ai la truffe et la queue en émoi. (C'est mon point faible, cet appendice, JE PEUX PAS le maîtriser).  Je flaire, je démêle, je repère, je me laisse pas distraire. Pourtant, autour de moi, le spectacle ne manque pas d'intérêt. Vert, bleu et mauve. Qui a dit que les chiens ne voient pas les couleurs ? Ce sont juste des couleurs intérieures.
«  Liiilyyy ! »
Va falloir que j'y aille, y vont encore croire que je me suis sauvée.

Je suis une fugueuse, une vraie de vrai.
J'aime La Ronde, j'aime les Deux-Pattes-Dominants, j'aime les Chiots-Humains mais je me sauve.
J'ai commencé dès la première maison. Trois jours, je suis partie. Quand je suis revenue, La Ronde pleurait. C'est pour ça que le vétérinaire m'a écrit ZSZ756 en GROS dans l'oreille droite.
A chaque fugue, y a des conseils de famille.
« Lily Belle, pourquoi tu t'en vas ?
- Lily Belle, pars plus, on s'inquiète trop...
- Maman, pourquoi elle se sauve ?
- Je crois qu'elle s'inquiète quand vous faites une connerie et que je vous gronde. »
Cette fois là, j'avais traversé deux villages, la rivière et j'étais partie loin, très loin. J'avais trouvé des Deux-Pattes gentils qui m'avaient donné à manger et à boire. Délicieux et coupable. Mon record : quinze kilomètres le long de la départementale.
C'est pourquoi, maintenant, quand La Ronde sent qu'elle va engueuler les Chiots-Humains, avant, elle m'attache.

… Ça sent bon de l'autre côté de l'eau : la cérémonie du barbecue. Il fait quarante degrés à l'ombre mais y a quand même un feu. J'ai pas peur du feu.
« Maman, on peut donner un bout de merguez à Lily ?
- Non, plutôt de la saucisse, la merguez, ça va lui faire mal à l'estomac. »
Quand je vous disais que le feu, c'est bien. Et puis, on va ramasser du bois. Là, c'est permis de se sauver un peu.
«  Cherche, Lily ! Cherche ! »
Ils veulent que je cherche quoi ? Un bâton ? Non, ça, ils ont fini par comprendre que je N'ETAIS PAS un chien à bâton. Trop commun, trop vulgaire. Je suis un pointer pure race. D'ailleurs, quand je me couche et que je croise les pattes, La Ronde dit que je ressemble à une duchesse.
« Cherche, Lily ! Cherche ! »
Mais pour leur faire plaisir, je prends la pose qu'on voit sur le « Chasseur français » : La truffe inspirée, le cou gracieusement étiré, la queue dans le prolongement et une patte repliée. Je bouge plus. Je suis très photogénique.

Voilà pour les souvenirs d'été. L'hiver, c'est autre chose. C'est pas que j'aime pas la neige, j'adore sentir le doux sous mes coussinets et courir comme une folle dans le blanc, gueule ouverte. Mais J'AIME PAS les promenades en raquettes. Moi, j'ai pas de raquettes.
Avant de partir, on me tartine les pattes comme des chaussures avec de la graisse de phoque, seulement, c'est toujours aussi froid.
Dix kilomètres plus tard :
« On devrait donner de la soupe à Lily ! » dit La Ronde, qui a enfin décidé d'arrêter de rondir.
«  On va partager... » répond le Deux-Pattes-Sportif du moment.
C'est bon, le bouillon de poule aux vermicelles... Tasse par tasse, je me tape tout le thermos, mais ce que je suis gelée ! J'avance à l'instinct, je rêve de voiture, de niche, de cheminée.
« Lily, accroche-toi, on est bientôt arrivé...Lily, marche dans nos traces ! »
Je suis raide, je suis un glaçon qu'arrive plus à fondre, on doit me porter... A la maison, on me douche à l'eau très chaude et on me fait boire du lait chaud à la petite cuillère, c'est tout juste si j'arrive à ouvrir la gueule. Faut dire que j'ai déjà l'âge d'être grand-mère.

La cuillère, ça me fait penser à l'empoisonnement. Une sacrée aventure, celle là. Une appétissante boulette bourrée d'anti-limaces et de mort-aux rats. Je flaire pas l'embrouille, je gobe. (Y en a qui méritent de se réincarner en amibes sur cette terre). J'écope de trois jours chez le véto et d'un mois de cachetons pour pas faire une hémorragie.
« Lily, Lily, le médicament... »
J'accours. C'est chouette le médicament, c'est servi dans du thon en boite.
Du coup, j'ai eu droit à deux ans de vie en plus.
J'ai fini par tomber malade, très malade, pour la Saint jean d'été. J'avais mal au cœur et mon arrière-train ne voulait plus m'obéir. On m'a fait des massages, des radios, des piqûres. La Ronde devait sentir que c'était foutu, elle m'a pas mise à la clinique. Elle a dormi dans ma niche pendant trois jours. Le dimanche, elle m'a portée jusqu'au cabinet vétérinaire, les bras serrés sur mon ventre qui sentait le caca et le vomi.

« Jolie petite Lily
joli joli joli chien,
jolie petite Lily
joli joli joli chien... » qu'elle chantait.

Je me suis réveillée sur l'étagère.


 Pour Lily








3 commentaires:

  1. Quand on a connu Lily,ses bons yeux,sa truffe rose et sa patte en accent circonflexe,la gorge se serre en l'écoutant raconter sa vie de brave chien,doux et aimant pour sa maîtresse-la Ronde- et cependant toujours à l'affût des traces ou des odeurs évocatrices de l'Alpe.
    Jolie petite Lily
    joli,joli,joli chien

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  2. Mais dans quel état j'erre ? je viens de retrouver la trace de Lilly. Boule de poil si bon pour le moral, bocal de cendres pour garder le souvenir ? Mais non, ce petit être d'amitié est lié intimement à ta vie, et nous en dit beaucoup sur toi. Comme on peut t'aimer sans jamais être déçu. Et que tu le sais. Enfin c'est ce que crois Lilly. That's all folks !

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  3. Que c'est beau ! Lily te fait reconnaître semble-t-il, mais moi je savais déjà.

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